Une histoire d'oeil
Voilà une toile étrange, recouverte de mots et de collages. Avec, tout de même un motif peint, bien distinct : un œil brun. En haut, dans un cartouche, un titre inscrit en majuscules : "L'oeil cacodylate". Et enfin, la signature de Francis Picabia, accolée à la mention "1921". Ces trois éléments sont les seuls réalisés par l'artiste, qui fut l'un des chefs du mouvement Dada. Au programme de ce courant artistique fondé par Tristan Tzara et dont Picabia était l'une des stars :  libération des arts, jeu et extravagances absolue. Vous allez le voir, "L'oeil cacodylate" répond bien à ce programme!

Cette œuvre témoigne d'un événement bien particulier : en 1921, Picabia souffre pendant un mois d'une infection à l'œil. La petite histoire dit qu'on lui prescrit du Cacodylate de Sodium, médicament qui lui inspire le titre de la toile. Un peu comme on ferait signer son plâtre, ou une carte pour souhaiter bonne convalescence à un ami, il laisse cette toile dans son salon et propose à ses amis et visiteurs d'y apposer leur marque : dessin, signature, petit mot...

L'objet devient  un témoignage unique en son genre de la sphère amicale de l'artiste, un peu comme un portrait de groupe. On imagine sans peine les fêtes extravagantes, en ces années folles, qui rassemblent Cocteau, Tzara, Duchamp, Poulenc et bien d'autres… .les inscriptions sont parfois difficiles à déchiffrer mais on distingue beaucoup de petites phrases absurdes ou drôles, comme "Écrire quelque choses c'est bien !! Se taire : c'est mieux !!" ou "Je n’ai rien fait et je signe ",  "C'est difficile d'être peintre" et autres "J'aime la salade".  Le tableau finira par être accroché dans le célèbre cabaret Le Boeuf sur le Toit, veillant sur d'innombrables soirées.

On pourrait n'y voir qu'un souvenir anecdotique, une blague de potaches, un jeu sans importance. Mais le tableau est refusé au salon des indépendants en 1921 : le fait que Picabia encadre cette toile, l'accroche au mur, la présente au Salon relève d'une démarche totalement révolutionnaire d'un point de vue artistique. Non seulement par son caractère graphique et bavard - ce n'est que bien plus tard, dans l'histoire de la peinture, que les lettres et les inscriptions deviendront banales- mais aussi parce qu'il pose la question du statut de l'oeuvre. 

Est-ce qu'une toile couverte de signatures peut rester l'œuvre d'une seule personne? Ou la signature de Picabia, qui fut à l'initiative de cette oeuvre collaborative, en fait-elle son oeuvre? Et par ailleurs, que peut-on qualifier d'oeuvre picturale? Suffit-il qu'une toile, même sans peinture ou presque, soit encadrée, signée d'un nom connu et accrochée pour qu'elle accède automatiquement au statut d'oeuvre digne d'être regardée, exposée, voire d'entrer dans les collections d'un musée?

Cet oeil sur la toile est l'oeil interrogateur et perspicace de Picabia qui nous pose toutes ces questions. C'est l'oeil d'un visionnaire. 

Sonia Zannad

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