Depuis deux ans, elle se tient là, pensive et tranquille, insensible aux allées et venues incessantes des passants pressés qui vont et viennent sur le parvis de la spectaculaire gare de Rotterdam. Elle - on ne connaît pas son prénom - c'est une statue de bronze de près de 4 mètres de haut qui représente une jeune femme noire, dégaine du 21e siècle, jogging baskets d'une marque célèbre, mains bien enfoncées dans les poches et cheveux tirés en chignon impeccable. Elle n'a pas l'air de se préoccuper de ce qu'on pense d'elle, et dégage une certaine assurance. Mais sa jeunesse et ses mains dans les poches dénotent aussi une forme de vulnérabilité. Peut-être que, par ce geste, elle se donne une contenance?

L'artiste, Thomas J. Price, est un londonien né au début des années 1980 qui s'attache à donner une place dans l'espace public à celles et ceux qui n'en ont pas : les anonymes  qui suscitent notre empathie, prenant souvent des proportions, dans ses sculptures, qui les rendent éminemment visibles - ados, travailleurs précaires, pauvres, immigrés - plutôt que des figures historiques ou des célébrités. Mais parmi les grands absents se trouvent aussi les personnes racisées, et c'est là que l'artiste souhaite interpeller et rétablir une forme d'équilibre. Il nous questionne : qui a le droit d'être célébré dans l'espace public? Pourquoi remarquons-nous certaines personnes, et d'autres, moins, voire pas du tout? Les personnages célébrés dans l'art occidental ont-ils plus de légitimité à apparaître en majesté que cette jeune femme ? 

L'oeuvre, intitulée "Moments contained", titre difficile à traduire, invite à un moment d'empathie, de connexion. Elle propose simplement de remarquer sa présence, de prendre acte de la diversité dans les grandes villes européennes, de l'importance de chacune et de chacun, et de questionner au passage la façon dont l'histoire coloniale façonne nos regards et notre approche de la culture et de l'art.