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Une planche de la BD, dessinée par Pierre Jeanneau
Le
6 January 2017,
Les Musées d’Angers -
comme de nombreux autres musées de France - abritent dans leurs collections des
œuvres siglées MNR, pour « Musées Nationaux Récupération ». Ce sont des oeuvres
d’art au destin singulier, qui ont été spoliées à des familles juives pendant
la Seconde Guerre mondiale. La plupart ont été restituées en 1945 par les
Alliés, mais près de 2000 œuvres ont été confiées à la garde des musées de
France.
Avec « Le portrait d’Esther », un projet de BD numérique pour les 15-18 ans, accessible à tous gratuitement, réalisé entre juin 2014 et janvier 2016, les musées d’Angers ont souhaité sensibiliser le grand public au destin des oeuvres d’art volées par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.
Historienne de l'art de formation, Julie Guillemant n’aime rien tant que bâtir des ponts entre art, patrimoine, histoire et publics. Cela l’a conduit vers la médiation culturelle. Forte de 9 ans d’expérience, elle travaille aujourd’hui pour les Musées d'Angers et a coordonné le projet de BD numérique « Le portrait d’Esther ». Elle nous raconte ici la démarche du musée des Beaux-Arts d’Angers et les défis qu’il a fallu relever pour aboutir à un « objet » accessible qui transmet un pan d’histoire méconnu aux plus jeunes – et aux autres.
Pouvez-vous nous expliquer la genèse du projet ?
Les oeuvres « MNR » sont certes mises en valeur dans l’espace du musée, afin que le public puisse comprendre ce qu’est une œuvre spoliée. Mais comment toucher le visiteur qui ne vient pas au musée ? La question des œuvres d’art spoliées concerne la société toute entière, le devoir de mémoire est en jeu. Il importe donc de rendre cette histoire accessible au plus grand monde. Il fallait donc imaginer un projet hors-les-murs, et nous avons choisi le numérique. Et puis, nous voulions une forme qui parle aux jeunes, car l’histoire est déjà ancienne, et pour les jeunes générations, ce n’est pas forcément concret. Depuis plusieurs mois déjà, je m’interrogeais sur la forme que pourrait prendre un tel projet : j’avais exploré la piste des jeux vidéos. Et puis le ministère de la Culture a lancé u appel à projets culturels innovants auquel nous avons postulé.
Vous avez travaillé avec une équipe pluri-disciplinaire, j’imagine. Et les éléments historiques devaient être le plus précis possible ?
Oui c’était tout à fait inhabituel pour nous de travailler avec une telle équipe. Avec le développeur, nous avons créé des liens entre les différents corps de métiers dont nous avions besoin. C’était vraiment un travail collégial, dans lequel j’ai joué le rôle de médiatrice et coordinatrice. J’ai joué le chef d’orchestre entre le développeur, le scénariste spécialiste des nouvelles écritures, le dessinateur (Pierre Janneau), et l’historienne spécialisée dans l’histoire des spoliations (Emmanuelle Polack). Nous avions 12 mois pour développer le projet. Dans l’appel à projets, le Ministère favorisait la proximité avec le public-cible. Nous avons décidé (après étude de notre public-cible, les 15-18 ans) de monter le projet avec eux.
En quoi a consisté ce travail avec les jeunes?
Nous avons organisé des rencontres avec les élèves de 2 classes de seconde (des options histoire de l’art et des scientifiques) et une classe de 3ème d’un collège en zone d’éducation prioritaire. Et ils nous ont énormément aidé à faire avancer le projet. Au départ nous voulions réaliser un mix entre jeu vidéo et BD. Mais ils nous ont dit qu’ils préféraient une BD de qualité à un jeu vidéo moyen. Ils nous ont aidé à faire des choix. En plus, ils ont été les premiers ambassadeurs de la BD quand elle est sortie. Ce travail de co-conception a d’ailleurs beaucoup intéressé les professionnels de la culture.
Ce qui est surprenant, c’est le choix de mêler fiction et réalité dans la BD
On en a parlé avec les élèves et le scénariste : est-ce qu’on part d’une œuvre réelle ? Or c’état impossible : par définition, on ne connaît pas l’histoire des œuvres MNR, donc il n’était pas question de trafiquer l’histoire. L’histoire de la BD n’est donc pas celle des tableaux qui sont à Angers mais plutôt une histoire généraliste, pour que chaque musée puisse se l’approprier. Par ailleurs, nous avons tissé des arcs narratifs forts pour la fiction mais il fallait que l’histoire passe par des lieux et des temporalités les plus précis possibles, afin d’établir un panorama réaliste de ce qui s’est passé.
Le scénariste travaillait pour ce faire avec une historienne spécialiste des spoliations. Un avantage de la fiction, c’est qu’elle aide à rentrer dans l’histoire, d’autant que nous avons volontairement intégré des personnages de 15 ans, pour faciliter l’identification des lecteurs aux personnages. Il s’agit ici de raconter l’histoire sans faire une leçon d’histoire.
L’aspect didactique de la BD est particulièrement bien pensé !
Nous avons voulu intégrer deux dimensions : à la fois le déroulé de l’histoire case par case, et aussi une possibilité d’en savoir plus sur tel ou tel élément qui est évoqué dans la BD (par exemple sur les collectionneurs en France pendant l’Occupation, ou sur le discours de Pétain). Il y a ainsi deux niveaux d’intérêt différents intégrés au projet. il faut qu’on puisse tout comprendre sans se référer à un dictionnaire, et si on veut explorer plus avant, c’est possible aussi, sans quitter le site. Il faut ici rendre justice au travail du scénariste et du dessinateur : ce fut un véritable casse-tête pour eux de raconter une histoire avec une telle économie de mots et de dessins. Nous ne voulions pas excéder 30 minutes de lecture pour l’ensemble de la BD. Nous avons beaucoup échangé sur les parties historiques pour être sûrs de ne pas faire de raccourcis ou d’être trop simplistes. Je fournissais ainsi la base (ce qui était nécessaire à savoir pour comprendre l’histoire) et le scénariste l’intégrait. Au besoin, le dessinateur intégrait dans le dessin des détails pour appuyer le discours (par exemple les bannières nazies dans le panorama du Paris occupé de 1940).
Le personnage de Rose Valland, cette femme résistante qui a sauvé des milliers d’œuvres d’art, je ne le connaissais pas. C’est bien un personnage historique, et non un personnage de fiction, pourtant.
Oui, il y a peu de documents historiques à son propos. Peut-être parce que c’était une femme. Et c’est surtout la Résistance pour sauver des vies qui a été, et on le comprend, plutôt mise en avant à travers d’autres figures féminines telles que Lucie Aubrac. Rose Valland a elle-même tenue à rester dans l’ombre, s’éloigner des médias pour continuer son travail. Elle a travaillé toute sa vie durant sur la question des œuvres d’art spoliées, elle a recherché des œuvres, continué son travail dans l’ombre après la guerre.
Vous avez exposé des planches de la BD au musée des Beaux-Arts ? Comment avez-vous articulé le projet avec les œuvres MNR du musée ?
Oui nous avons exposé des planches de BD dans la salle des œuvres spoliées. Tout le temps de l’expo, nous avons installé des stickers : « cette oeuvre a été spoliée, nous cherchons son propriétaire ». Désormais la BD est installée de manière pérenne dans la salle. Les MNR ne sont pas à nous, c’est très clair. Nous souhaitons que la BD circule de musées en musées. Elle a vraiment été créée pour que chaque lieu puisse se l’approprier. D’ailleurs, l’exposition que nous avons menée est disponible, gratuitement, clé en main pour les musées qui souhaiterait mettre leur MNR en lumière. question reste très sensible.
Comment avez-vous utilisé les réseaux sociaux pour faire connaître le « Portrait d’Esther » ?
Le projet a couru sur 2 années scolaires. Nous avons d’abord créé un groupe Facebook fermé, pour continuer à travailler avec les élèves une fois Une fois l’année scolaire terminée et les classes que nous suivions éclatées. Puis, c’est devenu une page officielle. Les élèves ont été les meilleurs ambassadeurs du projet. Cette page a permis de communiquer sur la sortie de la BD, dans une démarche de communication qui correspondait au public cible. Maintenant cette page est en mode veille, mais j’y partage systématiquement les informations et les actualités sur les spoliations d’œuvres d’art.
Quel est l’enjeu d’un projet comme celui-ci ?
C’est une histoire qui est encore entrain de s’écrire, et cela peut encore arriver : il faut impérativement communiquer pour éviter que l’histoire se répète et pour aider les ayants-droits à retrouver les œuvres qui appartenaient à leur famille. Jusqu’alors, la question était connue des spécialistes seulement. La base de données « Rose Valland », qui répertorie les œuvres spoliées, est accessible à tous mais plutôt consultée par des spécialistes. Il y aussi une grande base de données américaine consacrée aux œuvres spoliées. Mais il est dur de s’y retrouver quand on n’est pas un spécialiste des archives.
Quelle est la marche à suivre pour une famille qui recherche une œuvre qu’elle pense spoliée ?
C’est le Louvre qui prend en charge les démarches, et qui donne accès aux familles à des archivistes pour aller fouiller dans la base de données. L’objectif, c’est de remonter le fil informations disponibles jusqu’à prouver qu’on a bien le titre de propriété.
Vous pouvez lire les 5 épisodes du « Portrait d’Esther » ici.
Propos recueillis par Sonia Zannad / Mes sorties culture
Ecrivez à la rédaction : szannad@messortiesculture.com
Avec « Le portrait d’Esther », un projet de BD numérique pour les 15-18 ans, accessible à tous gratuitement, réalisé entre juin 2014 et janvier 2016, les musées d’Angers ont souhaité sensibiliser le grand public au destin des oeuvres d’art volées par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.
Historienne de l'art de formation, Julie Guillemant n’aime rien tant que bâtir des ponts entre art, patrimoine, histoire et publics. Cela l’a conduit vers la médiation culturelle. Forte de 9 ans d’expérience, elle travaille aujourd’hui pour les Musées d'Angers et a coordonné le projet de BD numérique « Le portrait d’Esther ». Elle nous raconte ici la démarche du musée des Beaux-Arts d’Angers et les défis qu’il a fallu relever pour aboutir à un « objet » accessible qui transmet un pan d’histoire méconnu aux plus jeunes – et aux autres.
Pouvez-vous nous expliquer la genèse du projet ?
Les oeuvres « MNR » sont certes mises en valeur dans l’espace du musée, afin que le public puisse comprendre ce qu’est une œuvre spoliée. Mais comment toucher le visiteur qui ne vient pas au musée ? La question des œuvres d’art spoliées concerne la société toute entière, le devoir de mémoire est en jeu. Il importe donc de rendre cette histoire accessible au plus grand monde. Il fallait donc imaginer un projet hors-les-murs, et nous avons choisi le numérique. Et puis, nous voulions une forme qui parle aux jeunes, car l’histoire est déjà ancienne, et pour les jeunes générations, ce n’est pas forcément concret. Depuis plusieurs mois déjà, je m’interrogeais sur la forme que pourrait prendre un tel projet : j’avais exploré la piste des jeux vidéos. Et puis le ministère de la Culture a lancé u appel à projets culturels innovants auquel nous avons postulé.
Vous avez travaillé avec une équipe pluri-disciplinaire, j’imagine. Et les éléments historiques devaient être le plus précis possible ?
Oui c’était tout à fait inhabituel pour nous de travailler avec une telle équipe. Avec le développeur, nous avons créé des liens entre les différents corps de métiers dont nous avions besoin. C’était vraiment un travail collégial, dans lequel j’ai joué le rôle de médiatrice et coordinatrice. J’ai joué le chef d’orchestre entre le développeur, le scénariste spécialiste des nouvelles écritures, le dessinateur (Pierre Janneau), et l’historienne spécialisée dans l’histoire des spoliations (Emmanuelle Polack). Nous avions 12 mois pour développer le projet. Dans l’appel à projets, le Ministère favorisait la proximité avec le public-cible. Nous avons décidé (après étude de notre public-cible, les 15-18 ans) de monter le projet avec eux.
En quoi a consisté ce travail avec les jeunes?
Nous avons organisé des rencontres avec les élèves de 2 classes de seconde (des options histoire de l’art et des scientifiques) et une classe de 3ème d’un collège en zone d’éducation prioritaire. Et ils nous ont énormément aidé à faire avancer le projet. Au départ nous voulions réaliser un mix entre jeu vidéo et BD. Mais ils nous ont dit qu’ils préféraient une BD de qualité à un jeu vidéo moyen. Ils nous ont aidé à faire des choix. En plus, ils ont été les premiers ambassadeurs de la BD quand elle est sortie. Ce travail de co-conception a d’ailleurs beaucoup intéressé les professionnels de la culture.
Ce qui est surprenant, c’est le choix de mêler fiction et réalité dans la BD
On en a parlé avec les élèves et le scénariste : est-ce qu’on part d’une œuvre réelle ? Or c’état impossible : par définition, on ne connaît pas l’histoire des œuvres MNR, donc il n’était pas question de trafiquer l’histoire. L’histoire de la BD n’est donc pas celle des tableaux qui sont à Angers mais plutôt une histoire généraliste, pour que chaque musée puisse se l’approprier. Par ailleurs, nous avons tissé des arcs narratifs forts pour la fiction mais il fallait que l’histoire passe par des lieux et des temporalités les plus précis possibles, afin d’établir un panorama réaliste de ce qui s’est passé.
Le scénariste travaillait pour ce faire avec une historienne spécialiste des spoliations. Un avantage de la fiction, c’est qu’elle aide à rentrer dans l’histoire, d’autant que nous avons volontairement intégré des personnages de 15 ans, pour faciliter l’identification des lecteurs aux personnages. Il s’agit ici de raconter l’histoire sans faire une leçon d’histoire.
L’aspect didactique de la BD est particulièrement bien pensé !
Nous avons voulu intégrer deux dimensions : à la fois le déroulé de l’histoire case par case, et aussi une possibilité d’en savoir plus sur tel ou tel élément qui est évoqué dans la BD (par exemple sur les collectionneurs en France pendant l’Occupation, ou sur le discours de Pétain). Il y a ainsi deux niveaux d’intérêt différents intégrés au projet. il faut qu’on puisse tout comprendre sans se référer à un dictionnaire, et si on veut explorer plus avant, c’est possible aussi, sans quitter le site. Il faut ici rendre justice au travail du scénariste et du dessinateur : ce fut un véritable casse-tête pour eux de raconter une histoire avec une telle économie de mots et de dessins. Nous ne voulions pas excéder 30 minutes de lecture pour l’ensemble de la BD. Nous avons beaucoup échangé sur les parties historiques pour être sûrs de ne pas faire de raccourcis ou d’être trop simplistes. Je fournissais ainsi la base (ce qui était nécessaire à savoir pour comprendre l’histoire) et le scénariste l’intégrait. Au besoin, le dessinateur intégrait dans le dessin des détails pour appuyer le discours (par exemple les bannières nazies dans le panorama du Paris occupé de 1940).
Le personnage de Rose Valland, cette femme résistante qui a sauvé des milliers d’œuvres d’art, je ne le connaissais pas. C’est bien un personnage historique, et non un personnage de fiction, pourtant.
Oui, il y a peu de documents historiques à son propos. Peut-être parce que c’était une femme. Et c’est surtout la Résistance pour sauver des vies qui a été, et on le comprend, plutôt mise en avant à travers d’autres figures féminines telles que Lucie Aubrac. Rose Valland a elle-même tenue à rester dans l’ombre, s’éloigner des médias pour continuer son travail. Elle a travaillé toute sa vie durant sur la question des œuvres d’art spoliées, elle a recherché des œuvres, continué son travail dans l’ombre après la guerre.
Vous avez exposé des planches de la BD au musée des Beaux-Arts ? Comment avez-vous articulé le projet avec les œuvres MNR du musée ?
Oui nous avons exposé des planches de BD dans la salle des œuvres spoliées. Tout le temps de l’expo, nous avons installé des stickers : « cette oeuvre a été spoliée, nous cherchons son propriétaire ». Désormais la BD est installée de manière pérenne dans la salle. Les MNR ne sont pas à nous, c’est très clair. Nous souhaitons que la BD circule de musées en musées. Elle a vraiment été créée pour que chaque lieu puisse se l’approprier. D’ailleurs, l’exposition que nous avons menée est disponible, gratuitement, clé en main pour les musées qui souhaiterait mettre leur MNR en lumière. question reste très sensible.
Comment avez-vous utilisé les réseaux sociaux pour faire connaître le « Portrait d’Esther » ?
Le projet a couru sur 2 années scolaires. Nous avons d’abord créé un groupe Facebook fermé, pour continuer à travailler avec les élèves une fois Une fois l’année scolaire terminée et les classes que nous suivions éclatées. Puis, c’est devenu une page officielle. Les élèves ont été les meilleurs ambassadeurs du projet. Cette page a permis de communiquer sur la sortie de la BD, dans une démarche de communication qui correspondait au public cible. Maintenant cette page est en mode veille, mais j’y partage systématiquement les informations et les actualités sur les spoliations d’œuvres d’art.
Quel est l’enjeu d’un projet comme celui-ci ?
C’est une histoire qui est encore entrain de s’écrire, et cela peut encore arriver : il faut impérativement communiquer pour éviter que l’histoire se répète et pour aider les ayants-droits à retrouver les œuvres qui appartenaient à leur famille. Jusqu’alors, la question était connue des spécialistes seulement. La base de données « Rose Valland », qui répertorie les œuvres spoliées, est accessible à tous mais plutôt consultée par des spécialistes. Il y aussi une grande base de données américaine consacrée aux œuvres spoliées. Mais il est dur de s’y retrouver quand on n’est pas un spécialiste des archives.
Quelle est la marche à suivre pour une famille qui recherche une œuvre qu’elle pense spoliée ?
C’est le Louvre qui prend en charge les démarches, et qui donne accès aux familles à des archivistes pour aller fouiller dans la base de données. L’objectif, c’est de remonter le fil informations disponibles jusqu’à prouver qu’on a bien le titre de propriété.
Vous pouvez lire les 5 épisodes du « Portrait d’Esther » ici.
Propos recueillis par Sonia Zannad / Mes sorties culture
Ecrivez à la rédaction : szannad@messortiesculture.com