Le
3 November 2023,
C'est à 10 ans que Ruth reçoit un appareil photo, et la passion est immédiate. A tel point qu'en 1939, à 17 ans seulement, elle décide de se lancer dans un périple fou, depuis Los Angeles, où elle vit : gagner New York où se tient l'Exposition universelle… à vélo, et documenter tout son voyage grâce à la photo.
Tout au long de son expédition, les journalistes s'intéressent à elle : l'initiative surprend et séduit, et Ruth fait l'objet de nombreux articles. Dans les grandes villes qu'elle traverse, elle réalise des clichés que l'on pourrait qualifier de touristiques. Mais elle innove aussi avec des photos où elle met en scène sa monture, intégrant le vélo dans le cadre, parfois en gros plan, parfois de façon parcellaire. Ou encore avec un autoportrait sous forme d'ombre, sur lequel elle chevauche fièrement son destrier.
Ruth trouve avec ce voyage estival l'occasion rêvée d'échapper au cocon familial et d'inventer sa propre vie, de s'aventurer à la rencontre de l'autre. Il faut dire que le vélo, depuis que les femmes s'en sont emparées à la fin du 19 e siècle, est devenu un moyen d'émancipation : accessible, facile à manier, il offre une liberté de mouvements inédite et les clubs cyclistes féminins se multiplient en Europe comme aux Etats-Unis, au début du 20e siècle. Même les vêtements qu'il faut porter pour pédaler représentent une petite révolution, qui fait l'objet de nombreuses railleries masculines dans la presse : porter ces pantalons bouffants (les "bloomers', du nom de la suffragette américaine Amélia Bloomer, qui a popularisé cette tenue au mitan du 19e siècle), n'est-ce pas ridicule?
En 1895, c’est en bloomer justement qu’Annie Cohen Kopchovsky dite Annie Londonberry enfourche son vélo et s’élance depuis Boston, aux États-Unis, sur sa bicyclette Columbia pour un périple de quinze mois. Elle est la première femme à faire le tour du monde à vélo. Ruth Orkin a bien intégré cette idée d'un moyen de transport libérateur, et c'est son destin de femme indépendante qu'elle scelle par ce voyage initial.
Par la suite, elle deviendra photographe professionnelle. Embauchée par le magazine Life en 1951, elle part faire un reportage en Israël. Sur le chemin du retour, elle s'arrête en Italie, à Florence plus précisément. Et c'est dans le hall du modeste hôtel où elle loge qu'elle rencontre une compagne de voyage, américaine elle aussi, partie pour un tour d'Europe de plusieurs mois. Elle se fait appeler Jinx Allen parce qu'elle trouve que ça sonne bien (son vrai nom, c'est Ninalee Craig), elle est belle, grande, et comme Ruth, c'est une femme libre.
La photographe a une idée : prendre en photo son amie dans les rues de Florence, où elle jouera son propre rôle : celui d'une américaine qui voyage seule en Europe. Il naît de cette complicité une belle série d'images, pleines d'insouciance, qui évoque les Vacances romaines d'Audrey Hepburn, dans ces fifties où tout semble possible. Ninalee pose, boudeuse, au pied d'une fontaine. Elle grimpe sur les statues, elle flirte en terrasse…
Et il y a surtout cette photo, la plus connue de Ruth Orkin, celle qui fera de Ninalee une icône : "American Girl in Italy". Orkin ne prend que deux photos pour obtenir cette image parfaite, qui sera par la suite interprétée comme le symbole du harcèlement de rue, bien que les deux femmes aient toujours contesté la moindre gêne ou le moindre comportement déplacé lors de leur séjour florentin. Certes la quantité de regards admiratifs et leur insistance peut choquer, mais il y a aussi une part de jeu, les passants ayant bien compris qu'il y avait une photo à la clé. D'où ce cliché qu'on croirait tout droit sorti d'un film.
D'ailleurs, dans la deuxième saison de la série "The White Lotus" (2022), Mike White s'est plu à mettre en scène deux de ses actrices - deux amies américaines, dans le scénario - en voyage à Noto, en Sicile. Et l'une des scènes reprend très précisément ce dispositif de la femme au centre de tous les regards masculins, jusqu'au vertige. Sont-elles flattées ou gênées? Difficile à dire, mais difficile aussi de ne pas ressentir un malaise. Il s'agit dans doute d'actualiser cette vision : aujourd'hui, notre regard sur les regards insistants a bien changé, et c'est tant mieux. Reste que Ruth Orkin et Ninalee Craig furent de grandes inspiratrices du féminisme, libres, insolentes et pleines de fantaisie.
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A noter : une exposition dédiée au "Bike Trip" de Ruth Orkin a lieu jusqu'au 14 janvier 2024 à la Fondation Henri Cartier-Bresson.
Sonia Zannad / Mes sorties culture
Ecrivez à la rédaction : szannad@messortiesculture.com
Tout au long de son expédition, les journalistes s'intéressent à elle : l'initiative surprend et séduit, et Ruth fait l'objet de nombreux articles. Dans les grandes villes qu'elle traverse, elle réalise des clichés que l'on pourrait qualifier de touristiques. Mais elle innove aussi avec des photos où elle met en scène sa monture, intégrant le vélo dans le cadre, parfois en gros plan, parfois de façon parcellaire. Ou encore avec un autoportrait sous forme d'ombre, sur lequel elle chevauche fièrement son destrier.
Ruth trouve avec ce voyage estival l'occasion rêvée d'échapper au cocon familial et d'inventer sa propre vie, de s'aventurer à la rencontre de l'autre. Il faut dire que le vélo, depuis que les femmes s'en sont emparées à la fin du 19 e siècle, est devenu un moyen d'émancipation : accessible, facile à manier, il offre une liberté de mouvements inédite et les clubs cyclistes féminins se multiplient en Europe comme aux Etats-Unis, au début du 20e siècle. Même les vêtements qu'il faut porter pour pédaler représentent une petite révolution, qui fait l'objet de nombreuses railleries masculines dans la presse : porter ces pantalons bouffants (les "bloomers', du nom de la suffragette américaine Amélia Bloomer, qui a popularisé cette tenue au mitan du 19e siècle), n'est-ce pas ridicule?
En 1895, c’est en bloomer justement qu’Annie Cohen Kopchovsky dite Annie Londonberry enfourche son vélo et s’élance depuis Boston, aux États-Unis, sur sa bicyclette Columbia pour un périple de quinze mois. Elle est la première femme à faire le tour du monde à vélo. Ruth Orkin a bien intégré cette idée d'un moyen de transport libérateur, et c'est son destin de femme indépendante qu'elle scelle par ce voyage initial.
Par la suite, elle deviendra photographe professionnelle. Embauchée par le magazine Life en 1951, elle part faire un reportage en Israël. Sur le chemin du retour, elle s'arrête en Italie, à Florence plus précisément. Et c'est dans le hall du modeste hôtel où elle loge qu'elle rencontre une compagne de voyage, américaine elle aussi, partie pour un tour d'Europe de plusieurs mois. Elle se fait appeler Jinx Allen parce qu'elle trouve que ça sonne bien (son vrai nom, c'est Ninalee Craig), elle est belle, grande, et comme Ruth, c'est une femme libre.
La photographe a une idée : prendre en photo son amie dans les rues de Florence, où elle jouera son propre rôle : celui d'une américaine qui voyage seule en Europe. Il naît de cette complicité une belle série d'images, pleines d'insouciance, qui évoque les Vacances romaines d'Audrey Hepburn, dans ces fifties où tout semble possible. Ninalee pose, boudeuse, au pied d'une fontaine. Elle grimpe sur les statues, elle flirte en terrasse…
Et il y a surtout cette photo, la plus connue de Ruth Orkin, celle qui fera de Ninalee une icône : "American Girl in Italy". Orkin ne prend que deux photos pour obtenir cette image parfaite, qui sera par la suite interprétée comme le symbole du harcèlement de rue, bien que les deux femmes aient toujours contesté la moindre gêne ou le moindre comportement déplacé lors de leur séjour florentin. Certes la quantité de regards admiratifs et leur insistance peut choquer, mais il y a aussi une part de jeu, les passants ayant bien compris qu'il y avait une photo à la clé. D'où ce cliché qu'on croirait tout droit sorti d'un film.
D'ailleurs, dans la deuxième saison de la série "The White Lotus" (2022), Mike White s'est plu à mettre en scène deux de ses actrices - deux amies américaines, dans le scénario - en voyage à Noto, en Sicile. Et l'une des scènes reprend très précisément ce dispositif de la femme au centre de tous les regards masculins, jusqu'au vertige. Sont-elles flattées ou gênées? Difficile à dire, mais difficile aussi de ne pas ressentir un malaise. Il s'agit dans doute d'actualiser cette vision : aujourd'hui, notre regard sur les regards insistants a bien changé, et c'est tant mieux. Reste que Ruth Orkin et Ninalee Craig furent de grandes inspiratrices du féminisme, libres, insolentes et pleines de fantaisie.
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A noter : une exposition dédiée au "Bike Trip" de Ruth Orkin a lieu jusqu'au 14 janvier 2024 à la Fondation Henri Cartier-Bresson.
Sonia Zannad / Mes sorties culture
Ecrivez à la rédaction : szannad@messortiesculture.com