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Gaetano Previati (1852-1920) Paolo et Francesca, vers 1887, huile sur toile ©Accademia Carrarra
Le
22 November 2016,
Quand le poète peint l'enfer, il peint sa vie (Victor Hugo - 1837).
Que Le Baiser de Rodin nous émeut… Ce baiser sensuel, qui ne semble pas finir, la position des mains qui se cherchent, l’enlacement si chaste, mais qui peut sembler si brûlant… Non, on ne peut rester insensible devant cette sculpture si célèbre.
Mais Le Baiser cache une vérité bien plus terrible que ce couple passionné ne le laisse présager. Il cache l’enfer, oui, oui, l’enfer, celui où Dante a plongé les deux amants Paolo et Francesca, amants maudits de La Divine Comédie.
N’importe quel curieux, n’importe quel observateur ne peut s’empêcher de s’étonner de la résurgences des grandes mythes amoureux dans la littérature et les arts du 19e siècle. Parmi les figures d’amants bénis et maudits on distingue une image récurrente, celle des funestes Paolo et Francesca.
Victor Hugo ne dit-il pas d’eux, dans son recueil Les voix intérieures, poème "après une lecture de Dante" :
L'amour, couple enlacé, triste et toujours brûlant,
Qui dans un tourbillon passe une plaie au flanc;
En quelques vers, dans La Divine Comédie, Dante offre une synthèse poétique virtuose d’un drame amoureux : celui de l’adultère. Francesca est mariée au difforme Gianciotto Malatesta (dit « Jean le déhanché »), seigneur de Rimini. Elle tombe amoureuse de Paolo Malatesta, son beau-frère, lui aussi épris d’elle. L’époux colérique les surprend au moment où ils succombent à leur amour et les tue.
La grande fortune artistique de la fameuse scène du baiser entre les deux amants s’explique aisément. Elle concentre dans un triangle amoureux foudroyé des sentiments et des passions dévastateurs : l’effroyable découverte de l’amour interdit qui habite les deux jeunes coeurs malgré eux et la détresse de l’époux trompé par sa femme et son frère.
Il n’y a qu’une issue, irrésistiblement fatale : la mort.
L’amour de Paolo et Francesca meurt aussitôt qu’il naît, condamné par son impossibilité. Le livre tombe alors de leur mains, splendide métaphore de la douce fraternité qui choit pour laisser place à la passion terrifiante, toute-puissante.
On peut voir deux symboles dans cette sentence. Le premier symbole est celui du lien de passion qui remplace le lien de fraternité. Les amants ne liront plus car l’intimité amicale n’est désormais plus possible. Le second symbole est celui de la mort : ils ne liront plus car le livre se referme comme leur tombe annoncée par l’ombre de Gianciotto Malatesta qui se profile derrière eux avec son poignard.
Le peintre Ingres, dans son tableau Paolo et Francesca, 1819, huile sur toile © Musée des Beaux-Arts d’Angers, a saisi l’acmé de la scène en se focalisant sur un seul instant, quand tout se noue et se dénoue. Il s’agit d’une infime fraction de temps : les quelques secondes qu’il faut à l’épée de Malatesta pour se dresser et à l’ouvrage des amants pour déchoir.
Le peintre Gaetano Previati unit les deux amants dans la mort avec une cruauté dramatique en montrant les corps raidis, transpercés par la même épée.
On retrouve l’analogie de la chute dans le comportement d’un Dante meurtri qui s’effondre à son tour, pénétré de pitié à l’égard des amants : « Tandis que ce disait l’une des ombres, l’autre pleurait ; si bien que de pitié je me pâmai, guidant la mort sentir ; et chus, comme corps mort à terre tombe. »
Mais revenons à Rodin…
Au départ, en 1882, Le Baiser n’est pas un marbre mais une petite terre cuite, un modèle que Rodin a réalisé pour être intégré à la Porte de l’Enfer, cet immense relief sculpté destiné à la future école des Arts Décoratifs.
En 1886, Rodin décide de retirer ce groupe du projet de la Porte de l’Enfer et d’en faire un groupe autonome. Peut-être, réalise-t-il que cette représentation du bonheur et de l’amour est en contradiction avec le message de la Porte de l’Enfer ou peut-être, que ce couple fou d’amour prend tout à coup une nouvelle signification aux yeux de Rodin qui a, entre temps, fait la connaissance de Camille Claudel avec laquelle il vit une passion dévorante… Quoiqu’il en soit, le petit groupe en terre cuite est présenté comme une œuvre autonome au salon de 1887.
Le public le rebaptise Le Baiser.
Il fait scandale, non pas en raison de la nudité des personnages mais de l’image intemporelle de l’amour qu’il représente. Aucun accessoire ni vêtement ne permet d’identifier les deux amants ou de les lier à une période historique, si bien que les spectateurs s’identifient facilement à eux et peuvent, en quelque sorte, vivre par procuration la magnifique sentiment de fusion amoureuse qu’ils personnifient.
Contre toute attente, cette œuvre est achetée par l’Etat qui en commande à Rodin une version grandeur nature, en marbre, en vue de sa présentation à l’Exposition Universelle de 1889.
Rodin confie la réalisation de cette version en marbre à un des praticiens qui travaille dans son atelier. Cependant, ce dernier quitte bientôt l’atelier sans avoir achevé son travail. La version en marbre n’est terminée dans les délais pour être présentée en 1889. Rodin ne la fera achever qu’une dizaine d’années plus tard en vue d’une exposition en 1898.
Au fil du temps, l’aspect sulfureux s’efface et Le Baiser devient une œuvre admirée de tous, mais où chacun peut reconnaître un amour présent, ou un amour passé, ou un amour qui n'en finit pas de finir...
Allez au Musée Rodin, vous ne le regretterez pas : http://www.musee-rodin.fr voir l'exposition "L'enfer selon Rodin" : http://www.musee-rodin.fr/fr/exposition/exposition/lenfer-selon-rodin
Que Le Baiser de Rodin nous émeut… Ce baiser sensuel, qui ne semble pas finir, la position des mains qui se cherchent, l’enlacement si chaste, mais qui peut sembler si brûlant… Non, on ne peut rester insensible devant cette sculpture si célèbre.
Mais Le Baiser cache une vérité bien plus terrible que ce couple passionné ne le laisse présager. Il cache l’enfer, oui, oui, l’enfer, celui où Dante a plongé les deux amants Paolo et Francesca, amants maudits de La Divine Comédie.
N’importe quel curieux, n’importe quel observateur ne peut s’empêcher de s’étonner de la résurgences des grandes mythes amoureux dans la littérature et les arts du 19e siècle. Parmi les figures d’amants bénis et maudits on distingue une image récurrente, celle des funestes Paolo et Francesca.
Victor Hugo ne dit-il pas d’eux, dans son recueil Les voix intérieures, poème "après une lecture de Dante" :
L'amour, couple enlacé, triste et toujours brûlant,
Qui dans un tourbillon passe une plaie au flanc;
En quelques vers, dans La Divine Comédie, Dante offre une synthèse poétique virtuose d’un drame amoureux : celui de l’adultère. Francesca est mariée au difforme Gianciotto Malatesta (dit « Jean le déhanché »), seigneur de Rimini. Elle tombe amoureuse de Paolo Malatesta, son beau-frère, lui aussi épris d’elle. L’époux colérique les surprend au moment où ils succombent à leur amour et les tue.
La grande fortune artistique de la fameuse scène du baiser entre les deux amants s’explique aisément. Elle concentre dans un triangle amoureux foudroyé des sentiments et des passions dévastateurs : l’effroyable découverte de l’amour interdit qui habite les deux jeunes coeurs malgré eux et la détresse de l’époux trompé par sa femme et son frère.
Il n’y a qu’une issue, irrésistiblement fatale : la mort.
L’amour de Paolo et Francesca meurt aussitôt qu’il naît, condamné par son impossibilité. Le livre tombe alors de leur mains, splendide métaphore de la douce fraternité qui choit pour laisser place à la passion terrifiante, toute-puissante.
On peut voir deux symboles dans cette sentence. Le premier symbole est celui du lien de passion qui remplace le lien de fraternité. Les amants ne liront plus car l’intimité amicale n’est désormais plus possible. Le second symbole est celui de la mort : ils ne liront plus car le livre se referme comme leur tombe annoncée par l’ombre de Gianciotto Malatesta qui se profile derrière eux avec son poignard.
Le peintre Ingres, dans son tableau Paolo et Francesca, 1819, huile sur toile © Musée des Beaux-Arts d’Angers, a saisi l’acmé de la scène en se focalisant sur un seul instant, quand tout se noue et se dénoue. Il s’agit d’une infime fraction de temps : les quelques secondes qu’il faut à l’épée de Malatesta pour se dresser et à l’ouvrage des amants pour déchoir.
Le peintre Gaetano Previati unit les deux amants dans la mort avec une cruauté dramatique en montrant les corps raidis, transpercés par la même épée.
On retrouve l’analogie de la chute dans le comportement d’un Dante meurtri qui s’effondre à son tour, pénétré de pitié à l’égard des amants : « Tandis que ce disait l’une des ombres, l’autre pleurait ; si bien que de pitié je me pâmai, guidant la mort sentir ; et chus, comme corps mort à terre tombe. »
Mais revenons à Rodin…
Au départ, en 1882, Le Baiser n’est pas un marbre mais une petite terre cuite, un modèle que Rodin a réalisé pour être intégré à la Porte de l’Enfer, cet immense relief sculpté destiné à la future école des Arts Décoratifs.
En 1886, Rodin décide de retirer ce groupe du projet de la Porte de l’Enfer et d’en faire un groupe autonome. Peut-être, réalise-t-il que cette représentation du bonheur et de l’amour est en contradiction avec le message de la Porte de l’Enfer ou peut-être, que ce couple fou d’amour prend tout à coup une nouvelle signification aux yeux de Rodin qui a, entre temps, fait la connaissance de Camille Claudel avec laquelle il vit une passion dévorante… Quoiqu’il en soit, le petit groupe en terre cuite est présenté comme une œuvre autonome au salon de 1887.
Le public le rebaptise Le Baiser.
Il fait scandale, non pas en raison de la nudité des personnages mais de l’image intemporelle de l’amour qu’il représente. Aucun accessoire ni vêtement ne permet d’identifier les deux amants ou de les lier à une période historique, si bien que les spectateurs s’identifient facilement à eux et peuvent, en quelque sorte, vivre par procuration la magnifique sentiment de fusion amoureuse qu’ils personnifient.
Contre toute attente, cette œuvre est achetée par l’Etat qui en commande à Rodin une version grandeur nature, en marbre, en vue de sa présentation à l’Exposition Universelle de 1889.
Rodin confie la réalisation de cette version en marbre à un des praticiens qui travaille dans son atelier. Cependant, ce dernier quitte bientôt l’atelier sans avoir achevé son travail. La version en marbre n’est terminée dans les délais pour être présentée en 1889. Rodin ne la fera achever qu’une dizaine d’années plus tard en vue d’une exposition en 1898.
Au fil du temps, l’aspect sulfureux s’efface et Le Baiser devient une œuvre admirée de tous, mais où chacun peut reconnaître un amour présent, ou un amour passé, ou un amour qui n'en finit pas de finir...
Allez au Musée Rodin, vous ne le regretterez pas : http://www.musee-rodin.fr voir l'exposition "L'enfer selon Rodin" : http://www.musee-rodin.fr/fr/exposition/exposition/lenfer-selon-rodin