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Massive Attack à British Summer Time Festival, à Londres © Melissa Chemam
Le
19 December 2016,
Melissa Chemam est une journaliste
polyglotte et une infatigable voyageuse. Elle traite aussi bien de sujets
d’actualité que d’art et de culture. Née à Paris, elle a vécu à Prague, Miami,
Londres et Nairobi.
Elle vient de publier
une somme culturelle, historique et particulièrement vivante au terme d’une
longue enquête : « En-dehors de la zone de confort »,
sous-titré : « de Massive Attack à Banksy, l’histoire d’un groupe
d’artistes, de leur ville, Bristol, et de leurs révolutions » aux Editions Anne Carrère.
Nous avons eu la
chance de la rencontrer, et c’est avec une passion communicative qu’elle a
évoqué ses rencontres avec les artistes explosifs de Bristol, où elle a passé
plusieurs mois pour les besoins de son livre.
MSC : Pourquoi avoir choisi d’écrire sur ce sujet ?
Melissa Chemam : D’abord parce que c’est un groupe que j’aime beaucoup. Ensuite parce que c’est une musique qui réfléchit sur elle-même, contrairement à beaucoup d’autres courants (jungle, brit-pop) qui ont souvent été dans une logique commerciale. Le rap à la Massive Attack, qui a donné naissance au trip-hop, est une musique « consciente », polysémique. Les musiciens du groupe sont très cultivés, ils s’inscrivent vraiment dans leur temps et dans une histoire. Robert Del Naja (3D), le cofondateur du groupe, est tout le temps entrain de lire, de regarder des documentaires, de voyager. Il ne cesse jamais de réfléchir à l’état du monde et à la façon dont il peut éveiller les consciences à travers son art, avec beaucoup de modestie. J’ai aussi été frappée au fil de mes interviews par la richesse de son vocabulaire : on sent qu’il cultive un amour incommensurable du verbe.
Les Massive Attack se pensent d’ailleurs comme un collectif, qui intègre tous les aspects de la musique et de la scène, mais aussi le street art.
3D est un artiste multi facettes, qui a commencé par le graff et dont l’influence irrigue la scène artistique britannique encore aujourd’hui. Banksy est très proche du groupe aussi, et il a énormément appris de 3D. Au niveau musical, Gorillaz a beaucoup emprunté à l’esthétique et à l’univers de Massive Attack. Dans leur galaxie, il y a aussi Tricky, Neneh Cherry, ou encore Martina Topley-Bird.
Tu dis que Massive Attack a une approche moins commerciale que les autres. Pourtant ça marche bien, leurs tournées font un carton, leurs disques se vendent comme des petits pains…
Oui ils ont signé avec le label Circa en 1990 qui est ensuite devenu Virgin mais ils ont conservé un rythme de production très lent malgré les pressions, ils sortent peu d’albums (5 en 25 ans, NDLR), et ils ont réussi à garder leur indépendance. La preuve, ils font des choix politiques qui ne plaisent pas à tout le monde, par exemple en diffusant sur scène des portraits géants de réfugiés syriens pendant leur dernière tournée. Ce sont de vrais rebelles, complètement autodidactes, qui ont grandi ensemble dans des quartiers pauvres, ils sont impossibles à dévoyer. Cette culture punk leur a permis d’opérer une vraie révolution mentale, en faisant rentrer la culture populaire dans les foyers britanniques bien-pensants (avant eux, il n’y a guère que Mick Jagger qui y était parvenu). Voyez cette scène où la duchesse d’York (Sarah Ferguson) leur remet un prix à la fin des années 90 : ils restent complètement eux-mêmes, montant sur scène avec une bière et lui faisant un pied de nez. D’ailleurs, ils sont aussi restés à Bristol.
Cet engagement, c’est important pour toi ?
Très important. En 2014, Massive Attack est allé au Liban, ils ont joué pour les réfugiés palestiniens, mais aussi à la Fête de l’Humanité. En 2003, le groupe était déjà engagé contre la guerre en Irak. Toutes ces actions, tous ces engagements ont piqué ma curiosité de journaliste et ma sensibilité personnelle, d’autant que j’étais déjà fan du groupe. Et puis j’ai découvert que sur ce sujet (la scène hip-hop et street-art à Bristol) presque rien n’avait été écrit, c’est un pan de la culture qui n’a pas été pris au sérieux, alors que Massive Attack a été le fer de lance d’un mouvement très important, que je n’hésiterais pas à comparer à l’impact de la Motown à Detroit. Massive Attack interprète le monde à travers ses créations, avec en plus un groupe très métissé musicalement (rap/punk/reggae) et métissé culturellement (les parents de Grant Marshall, dit Daddy G, sont originaires de la Barbade, Horace Andy est Jamaïcain, le père de 3D est Napolitain, etc.). Tous ces musiciens de la scène rap et hip hop de Bristol ont grandi ensemble, ils se connaissent tous. Les street artists aussi : c’est une petite ville. Beaucoup se sont rencontrés en pointant au Pôle emploi local, dont les membres de Portishead.
Et donc ta démarche a été celle d’une enquête sur les lieux du « crime », à savoir Bristol, où tu as interviewé les acteurs de ce mouvement
Effectivement, j’ai voulu explorer 30 ans de création artistique en rencontrant les acteurs de cette révolution culturelle. J’ai pu recueillir leurs témoignages, leur parole directe. Et j’ai vite constaté qu’en écrivant l’histoire d’un groupe, d’un courant et de son ancrage local, je parlais du global, du métissage, de la complexité du monde dans lequel on vit. Il y a aussi une authenticité dans la démarche de Massive Attack, une authenticité qui me touche. Ces gars-là parlent de ce qu’ils connaissent, de ce qu’ils sont. Ils ne trichent pas. Au début des années 90, en France, on voyait émerger NTM et I Am avec la même sincérité. Ils se racontaient avec un certain lyrisme : c’est l’essence même du rap.
Parle nous du street art à Bristol
Le street art est partout, mais surtout il est complètement intégré au paysage, c’est ça qui est magnifique. Banksy est évidemment une star locale, mais tout le monde protège son identité. Impossible de savoir de qui il s’agit. Pour moi, il pratique un art de la rapidité (avec le pochoir), intelligent et qui marque les esprits. Mais je trouve son travail moins touchant que celui de 3D (qui a réalisé plusieurs de ses pochettes de disque lui-même, dont la première à une époque où ça ne se faisait pas du tout). On peut lire l’histoire du graff dans les rues de Bristol, voir le jeu entre différents artistes, les évolutions de style. Les studios Aardmann sont aussi installés à Bristol. On sent qu’il y a de la place pour que tout le monde s’exprime. En plus, la ville est préservée, car suffisamment loin de Londres. Le mépris londonien pour cette ville provinciale est aussi paradoxalement ce qui protège les artistes qui y vivent.
Récemment, un blogueur a émis l’hypothèse que Banksy et 3D n’étaient qu’une seule et même personne. Qu’en penses-tu ?
Je pense que, même si l’idée plaît, c’est peu probable. Leur style et leurs techniques, d’abord proches avec l’usage des pochoirs que Banksy a emprunté à 3D et Blek Le Rat, diffèrent désormais. Banksy a une approche complètement différente, centrée sur les messages écrits, le détournement d’images, l’humour. 3D a évolué vers la peinture et une démarche plus abstraite, plus esthétique aussi. Et puis il est tellement occupé !
Pourquoi 3D a-t-il finalement opté pour la musique au détriment du graff ?
Pour lui, je pense que c’est un moyen d’expression plus riche, moins limité, et qui laisse une large place à la collaboration. En plus avec la musique électronique, on peut vraiment tout faire, créer tous les sons qu’on veut, recréer un orchestre symphonique, sampler à l’envi, c’est très riche ! Et puis, même si on ne comprend pas l’anglais, l’avantage de la musique, c’est que tout le monde parle et comprend cette langue. Il aime aussi partager ce qu’il crée directement avec le public. Les tournées l’ont amené partout dans le monde. Le groupe est adoré au Mexique et en Australie par exemple. C’est beaucoup plus difficile dans le street art, surtout quand vous êtes anonyme ! Enfin, sur scène, 3D peut intégrer l’image, faire dialoguer la musique et le visuel.
Massive Attack a encore mille projets, et dieu sait que 3D et Daddy G ne font pas du tout leur âge…mais à quoi ressemble la relève, le jeune groupe qui peut se réclamer de Massive Attack aujourd’hui en Grande-Bretagne ?
Oui c’est sûr, leur passion et leur curiosité leur permet de rester très jeunes ! Bristol est une ville emplie de musiciens, mais 3D est allé chercher de nouvelles voix avec lesquelles collaborer à Londres, dans la scène rap, et jusqu’en Ecosse. Pour la relève, 3D le dit lui-même, c’est Young Fathers ! Ils ont d’ailleurs fait la première partie de leur dernière tournée.
Retrouvez ici les coups de cœur musique, art et vidéo de Melissa Chemam
Propos recueillis par Sonia Zannad / Mes sorties culture
Ecrivez à la rédaction : szannad@messortiesculture.com
MSC : Pourquoi avoir choisi d’écrire sur ce sujet ?
Melissa Chemam : D’abord parce que c’est un groupe que j’aime beaucoup. Ensuite parce que c’est une musique qui réfléchit sur elle-même, contrairement à beaucoup d’autres courants (jungle, brit-pop) qui ont souvent été dans une logique commerciale. Le rap à la Massive Attack, qui a donné naissance au trip-hop, est une musique « consciente », polysémique. Les musiciens du groupe sont très cultivés, ils s’inscrivent vraiment dans leur temps et dans une histoire. Robert Del Naja (3D), le cofondateur du groupe, est tout le temps entrain de lire, de regarder des documentaires, de voyager. Il ne cesse jamais de réfléchir à l’état du monde et à la façon dont il peut éveiller les consciences à travers son art, avec beaucoup de modestie. J’ai aussi été frappée au fil de mes interviews par la richesse de son vocabulaire : on sent qu’il cultive un amour incommensurable du verbe.
Les Massive Attack se pensent d’ailleurs comme un collectif, qui intègre tous les aspects de la musique et de la scène, mais aussi le street art.
3D est un artiste multi facettes, qui a commencé par le graff et dont l’influence irrigue la scène artistique britannique encore aujourd’hui. Banksy est très proche du groupe aussi, et il a énormément appris de 3D. Au niveau musical, Gorillaz a beaucoup emprunté à l’esthétique et à l’univers de Massive Attack. Dans leur galaxie, il y a aussi Tricky, Neneh Cherry, ou encore Martina Topley-Bird.
Tu dis que Massive Attack a une approche moins commerciale que les autres. Pourtant ça marche bien, leurs tournées font un carton, leurs disques se vendent comme des petits pains…
Oui ils ont signé avec le label Circa en 1990 qui est ensuite devenu Virgin mais ils ont conservé un rythme de production très lent malgré les pressions, ils sortent peu d’albums (5 en 25 ans, NDLR), et ils ont réussi à garder leur indépendance. La preuve, ils font des choix politiques qui ne plaisent pas à tout le monde, par exemple en diffusant sur scène des portraits géants de réfugiés syriens pendant leur dernière tournée. Ce sont de vrais rebelles, complètement autodidactes, qui ont grandi ensemble dans des quartiers pauvres, ils sont impossibles à dévoyer. Cette culture punk leur a permis d’opérer une vraie révolution mentale, en faisant rentrer la culture populaire dans les foyers britanniques bien-pensants (avant eux, il n’y a guère que Mick Jagger qui y était parvenu). Voyez cette scène où la duchesse d’York (Sarah Ferguson) leur remet un prix à la fin des années 90 : ils restent complètement eux-mêmes, montant sur scène avec une bière et lui faisant un pied de nez. D’ailleurs, ils sont aussi restés à Bristol.
Cet engagement, c’est important pour toi ?
Très important. En 2014, Massive Attack est allé au Liban, ils ont joué pour les réfugiés palestiniens, mais aussi à la Fête de l’Humanité. En 2003, le groupe était déjà engagé contre la guerre en Irak. Toutes ces actions, tous ces engagements ont piqué ma curiosité de journaliste et ma sensibilité personnelle, d’autant que j’étais déjà fan du groupe. Et puis j’ai découvert que sur ce sujet (la scène hip-hop et street-art à Bristol) presque rien n’avait été écrit, c’est un pan de la culture qui n’a pas été pris au sérieux, alors que Massive Attack a été le fer de lance d’un mouvement très important, que je n’hésiterais pas à comparer à l’impact de la Motown à Detroit. Massive Attack interprète le monde à travers ses créations, avec en plus un groupe très métissé musicalement (rap/punk/reggae) et métissé culturellement (les parents de Grant Marshall, dit Daddy G, sont originaires de la Barbade, Horace Andy est Jamaïcain, le père de 3D est Napolitain, etc.). Tous ces musiciens de la scène rap et hip hop de Bristol ont grandi ensemble, ils se connaissent tous. Les street artists aussi : c’est une petite ville. Beaucoup se sont rencontrés en pointant au Pôle emploi local, dont les membres de Portishead.
Et donc ta démarche a été celle d’une enquête sur les lieux du « crime », à savoir Bristol, où tu as interviewé les acteurs de ce mouvement
Effectivement, j’ai voulu explorer 30 ans de création artistique en rencontrant les acteurs de cette révolution culturelle. J’ai pu recueillir leurs témoignages, leur parole directe. Et j’ai vite constaté qu’en écrivant l’histoire d’un groupe, d’un courant et de son ancrage local, je parlais du global, du métissage, de la complexité du monde dans lequel on vit. Il y a aussi une authenticité dans la démarche de Massive Attack, une authenticité qui me touche. Ces gars-là parlent de ce qu’ils connaissent, de ce qu’ils sont. Ils ne trichent pas. Au début des années 90, en France, on voyait émerger NTM et I Am avec la même sincérité. Ils se racontaient avec un certain lyrisme : c’est l’essence même du rap.
Parle nous du street art à Bristol
Le street art est partout, mais surtout il est complètement intégré au paysage, c’est ça qui est magnifique. Banksy est évidemment une star locale, mais tout le monde protège son identité. Impossible de savoir de qui il s’agit. Pour moi, il pratique un art de la rapidité (avec le pochoir), intelligent et qui marque les esprits. Mais je trouve son travail moins touchant que celui de 3D (qui a réalisé plusieurs de ses pochettes de disque lui-même, dont la première à une époque où ça ne se faisait pas du tout). On peut lire l’histoire du graff dans les rues de Bristol, voir le jeu entre différents artistes, les évolutions de style. Les studios Aardmann sont aussi installés à Bristol. On sent qu’il y a de la place pour que tout le monde s’exprime. En plus, la ville est préservée, car suffisamment loin de Londres. Le mépris londonien pour cette ville provinciale est aussi paradoxalement ce qui protège les artistes qui y vivent.
Récemment, un blogueur a émis l’hypothèse que Banksy et 3D n’étaient qu’une seule et même personne. Qu’en penses-tu ?
Je pense que, même si l’idée plaît, c’est peu probable. Leur style et leurs techniques, d’abord proches avec l’usage des pochoirs que Banksy a emprunté à 3D et Blek Le Rat, diffèrent désormais. Banksy a une approche complètement différente, centrée sur les messages écrits, le détournement d’images, l’humour. 3D a évolué vers la peinture et une démarche plus abstraite, plus esthétique aussi. Et puis il est tellement occupé !
Pourquoi 3D a-t-il finalement opté pour la musique au détriment du graff ?
Pour lui, je pense que c’est un moyen d’expression plus riche, moins limité, et qui laisse une large place à la collaboration. En plus avec la musique électronique, on peut vraiment tout faire, créer tous les sons qu’on veut, recréer un orchestre symphonique, sampler à l’envi, c’est très riche ! Et puis, même si on ne comprend pas l’anglais, l’avantage de la musique, c’est que tout le monde parle et comprend cette langue. Il aime aussi partager ce qu’il crée directement avec le public. Les tournées l’ont amené partout dans le monde. Le groupe est adoré au Mexique et en Australie par exemple. C’est beaucoup plus difficile dans le street art, surtout quand vous êtes anonyme ! Enfin, sur scène, 3D peut intégrer l’image, faire dialoguer la musique et le visuel.
Massive Attack a encore mille projets, et dieu sait que 3D et Daddy G ne font pas du tout leur âge…mais à quoi ressemble la relève, le jeune groupe qui peut se réclamer de Massive Attack aujourd’hui en Grande-Bretagne ?
Oui c’est sûr, leur passion et leur curiosité leur permet de rester très jeunes ! Bristol est une ville emplie de musiciens, mais 3D est allé chercher de nouvelles voix avec lesquelles collaborer à Londres, dans la scène rap, et jusqu’en Ecosse. Pour la relève, 3D le dit lui-même, c’est Young Fathers ! Ils ont d’ailleurs fait la première partie de leur dernière tournée.
Retrouvez ici les coups de cœur musique, art et vidéo de Melissa Chemam
Propos recueillis par Sonia Zannad / Mes sorties culture
Ecrivez à la rédaction : szannad@messortiesculture.com