Giulia Andreani et le Gris de Payne
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En aquarelle, pour ombrer, le noir neutre est peu agréable et donne l'impression de salir les couleurs. D’où la création, par l’aquarelliste anglais William Payne (1760-1830), à la fin du 18e siècle, de la couleur "gris de Payne". Obtenue par mélange de plusieurs pigments, cette couleur est un gris foncé, à tendance bleue, très utilisé notamment à l'aquarelle.

William Payne met au point le "gris de Payne" en dosant un mélange de bleu indigo, de terre de Sienne et de carmin d'alizarine. Il le recommande à ses étudiants comme une alternative au Noir plein. Aujourd'hui, le "gris de Payne" est généralement composé avec du noir de carbone, du bleu outremer et parfois de Cramoisi.

L’artiste contemporaine Giulia Andreani, née en 1985 en Italie, fait une utilisation assez magnifique du "gris de Payne", redonnant toute sa puissance à l’aquarelle. Cette couleur a une teinte un peu magnétique évoquant les anciens daguerréotypes. Et, en effet, c’est à s’y méprendre ! Son fameux "gris de Payne" donne presque au visiteur l’impression de déambuler dans une exposition de photographies…

L’image d’archive est la source du travail de Giulia Andreani qui exhume des vieilles photographies (collectées dans les bibliothèques, les archives, les albums de famille) servant de support à la construction de ses œuvres. Pas étonnant que le "gris de Payne" soit la couleur unique de ses grandes toiles peintes à l’eau, tant son travail s’appuie justement sur les photos et les images d’archives, dont elle fait des collages avant de s’en servir comme modèles pour ses aquarelles.

Ses sources d’inspiration sont multiples : hommes d’église, cinéma italien, dictateurs, place des femmes dans la société. La question des femmes oubliées par l’histoire de l’art, mais aussi de toutes celles et ceux qui dérangent le récit dominant, intéresse beaucoup Giulia Andreani, qui se revendique peintre féministe. D’ailleurs, elle a longuement étudié la façon dont les femmes, pendant la guerre de 14-18, se sont émancipées, par le travail, de la tutelle masculine.

Dans son tableau "Valentine invoquant les enfers", Giulia Andreani représente le peintre français Valentine Prax (1897-1981), épouse du sculpteur d’origine russe Ossip Zadkine (1890-1967). Ils se marient en 1920 et, la même année, Valentine Prax fait sa première exposition personnelle, commençant à se faire reconnaître sur la scène parisienne. Sa carrière s’intensifie dans l’entre-deux-guerres. Mais son souvenir est ensuite complètement éclipsé par l’œuvre écrasante et la notoriété de son mari. Le personnage de Valentine Prax est souvent repris par les peintres féministes.

Son œuvre "Medusa ou avec une fille nue tu peux le faire à 100 euro de plus" est du vécu : un galeriste a en effet conseillé à l’artiste de peindre la femme nue pour gagner quelques miettes d’euros en plus… Encore une marque du pouvoir masculin sur des femmes artistes.

Le tableau "La Belle est la Bête" est inspiré du film King Kong de 1933. Dans le film, la Belle, la blonde de King Kong est interprétée par Fay Wray. Celle-ci se rebelle dans la toile de Giulia et devient elle-même King Kong "la bête". Son visage se transforme, le regard ayant une fixité dérangeante.

Après avoir vu une exposition de Giulia Andreani, notre mémoire reste longtemps hantée, habitée par des visages, par des regards, des gestes, des détails, un vêtement, une attitude, un accessoire... Le spectateur, devant ses tableaux, se met en quête d’indices. Car derrière des images anodines voire banales, se cachent des énigmes et des combats. Face à ses tableaux, le spectateur ne peut que se sentir troublé…

Le "gris de Payne" de Giulia Andreani ne laisse pas indifférent, continuant à nous suivre même la porte de l’exposition refermée derrière nous, comme le clap de fin dans un film. On reviendra !


Œuvres de Giulia Andreani exposées à la Galerie Max Hetzler (Paris, Berlin, Londres) qui la représente :
1 - Valentine invoquant les enfers, 2018
2 - G.S.C., 2019
3 - Medusa ou avec une fille à poil tu peux le faire à 100 de plus, 2015
4 - La belle est la bête, 2017


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