Et au milieu coule une cascade
Il y a des œuvres qui parfois vous interpellent plus fort que les autres. C'est le cas de l'installation/sculpture de Robert Gober intitulée "Waterfall" (2015-2016).L'artiste américain né en 1954 est connu pour ses œuvres subversives, dérangeantes, souvent énigmatiques.

Imaginez une grande salle de musée aux murs blancs. Sur l'un de ces murs est accrochée une veste de costume noire, de dos. On voit dépasser le col blanc, et l'esprit transforme immédiatement ce vêtement en présence humaine. En littérature, on parlerait de syndecdoque (c'est une figure de style) : prendre la partie pour le tout. Je vois une veste, j'imagine un personnage.

Mais il y a un curieux détail qui donne envie de m'approcher davantage : une petite ouverture carrée est ménagée dans la veste. Et de près, je suis saisie par l'émerveillement et la surprise : un paysage se déploie, en relief. Tout un diorama – un décor miniature reproduisant une scène naturelle – s'offre à l'imagination : de la lumière, de la mousse, des branches, des rochers, et cette fameuse "Waterfall", la cascade qui donne son titre à l'œuvre. En un instant, l'artiste nous fait basculer du réel au merveilleux, du banal au bizarre. Il ouvre une fenêtre sur un autre monde.

Avec cette proposition, Gober questionne aussi la fonction de l'exposition ou du musée, en nous confrontant à nos pulsions voyeuristes. Nous cherchons à voir plus loin, à percer les mystères, nous voulons tout voir, tout absorber par le regard ; il joue avec cet appétit démesuré et d'une certaine façon, le satisfait.

Le monde intérieur, impénétrable, qu'il s'agisse de la psyché d'un inconnu ou de ce qui se passe dans son corps, est transfiguré par cette vision d'un paysage idyllique : et si l'extérieur était à l'intérieur? Et si nous étions nous-mêmes rocher, mousse, branche et cascade ? Et si chacune de nos cellules dialoguait en permanence avec les éléments de la nature ? Nous en faisons tous l'expérience au cœur d'un beau paysage, en écoutant le vent dans les feuilles des arbres ou en nous baignant dans l'océan : les animaux humains ne se sentent jamais mieux qu'immergés dans la nature.

En découvrant les dioramas du musée d'histoire naturelle de Berne, en Suisse, Gober s'était étonné de n'y voir que des plantes et des animaux, jamais d'humains. Oui, nous dit-il, nous faisons partie de ce grand tout, semble-t-il nous dire. Il n'y a pas d'un côté les humains, et de l'autre des vitrines dans lesquelles ils admirent une nature domestiquée, classifiée, avec des animaux naturalisés. Nous pouvons nous aussi rentrer dans le diorama ; et la nature est à l'intérieur de nous, elle n'est pas une entité en-dehors, qui serait à notre service. A propos d'une autre œuvre, Gober parle d'"Inconscient écologique" : une expression qui s'applique parfaitement à sa "Waterfall".

D'autres références artistiques viennent forcément à l'esprit : les surréalistes, pour leur propension à associer des éléments qui a priori ne sont pas faits pour se rencontrer ; mais aussi les silhouettes d'hommes costumés de Magritte, dont on ne voit jamais le visage. Le message de l'œuvre semble lui aussi s'inspirer de Magritte : l'œuvre aurait pu s'intituler "Ceci n'est pas une veste".

Il y a enfin l'influence manifeste de Marcel Duchamp, l'inventeur du ready-made, qui fascine Gober -  avec de nombreuses œuvres qui mettent en scène des éviers, impossible de ne pas penser à la Fontaine/urinoir de Duchamp. Mais ici on pense plutôt à "Étant donnés : 1° la chute d'eau 2° le gaz d'éclairage…". Une oeuvre secrète de Duchamp, au titre bizarre, qui ne fut exposée qu'après sa mort. Une installation qui tient aussi du diorama voyeuriste, et qui met en scène une ouverture à travers un mur de briques, dévoilant le corps d'une femme nue au corps glabre (mais pas son visage), jambes écartées, tenant à la main une bec de gaz. couchée dans les brindilles, un paysage verdoyant se déployant à l'arrière-plan. Une image dérangeante, qui tient du fait divers sordide mais aussi de l'image onirique et énigmatique. Quel que soit le malaise que la vision provoque, une chose est sûre : Duchamp a voulu, comme Gober, interroger notre rapport à l'image, à l'interprétation d'une scène, et placer l'humain – malgré tous les artifices qu'il déploie - au cœur de la nature.  

Mes Sorties Culture / Sonia Zannad

szannad@messortiesculture.com   
Vous aussi, publiez vos propres articles
sur TartinesDeCulture !
Je m'inscris