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DAU Théâtre de la Ville
Le
15 February 2019,
Le buzz qui a précédé l'événement DAU qui se tient en ce
moment aux théâtres de la Ville et du Châtelet (fermés pour travaux)
rassemblait à la fois une vaste opération de marketing très (trop?) bien rodée, une cacophonie d'informations dérangeantes au sujet des conditions de tournage
et de production du film qui est au centre du dispositif et des retours mitigés des premiers visiteurs -
amateurs d'art, de théâtre, journalistes, et une foule de curieux prêts à
débourser une certaine somme pour une expérience d'un genre nouveau. Ils sont
25 000 à ce jour (sachant que DAU est ouvert 24h/24 depuis le 24 janvier et jusqu'au 17 février, sur deux sites différents). Quoique, le théâtre immersif existe
au moins depuis une dizaine d'années, mais il est plutôt le fait de compagnies
anglo-saxonnes. Il se différencie du théâtre traditionnel par
l'absence du quatrième mur, mêlant le public à la performance.
Je me rappelle ainsi d'une vraie-fausse fête d'entreprise
dans un building d'Edimbourg, où
personne ne savait qui était comédien et qui était visiteur, ou d'une entrevue
en tête à tête avec un junkie (je n'ai jamais su s'il jouait son propre rôle)
dans un container, au théâtre du Maillon, à Strasbourg.
D'autres expériences immersives existent aussi à Paris, sous forme d'attractions qui tiennent plus de la fête foraine ou du parc à thèmes que de l'expérience artistique ; c'est le cas au musée Grévin ou au Manoir de Paris.
En 2016, le Palais de Tokyo présentait "The House of Horrors", un véritable train fantôme créé par l'artiste américaine Elaine Sturtevant, qui dénonçait, je cite : " les excès de notre ère contemporaine dominée par le spectacle, la violence et l’anti-intellectualisme."
Enfin, chez Lafayette Anticipations, nouveau lieu dédié à l'art contemporain, j'ai testé il y a quelques semaines « Empathy » de Simon Fujiwara, artiste qui s'intéresse beaucoup aux parcs à thème. En collaboration avec une société qui conçoit des manèges, il a développé un simulateur immersif qui, plutôt que de projeter l’utilisateur dans des univers imaginaires, le propulse dans le monde « réel » au moyen d’images trouvées sur YouTube et de vidéos en caméra subjective. Grâce à des sièges installés sur une plateforme mobile, l’installation reproduit les mouvements des différents protagonistes du film.
DAU, qu'est-ce que c'est?
Ce projet protéiforme est difficile à décrire car il tient à la fois de l'expérience sociale, de l'architecture, de l'art contemporain, du théâtre et du cinéma.
Au départ de cette idée assez mégalomaniaque se trouve un cinéaste. Ilya Khrzhanovsky, réalisateur russe quadragénaire, décide en 2009 de reconstituer un institut de physique ukrainien identique à un institut de l'époque soviétique, et dans lequel le célèbre physicien Lev Landau (DAU est un diminutif de son nom) a travaillé.
Il réunit dans ce lieu plusieurs centaines de personnes, comme autant d'acteurs ou de figurants, qui pourtant n'ont pas de texte et ne reçoivent pas de directives particulières. Ils doivent juste vivre là, dans un environnement strict et régulé comme à l'époque soviétique, pour contribuer à rendre plus crédible cette fiction sur la vie de Landau qui est tournée comme une télé-réalité. On y paie en roubles, il n'y a évidemment pas de portables. Les participants peuvent partir quand ils le souhaitent, mais ils acceptent d'être filmés à tout moment. Chacun garde son métier d'origine : les chercheurs sont chercheurs, les boulangers restent boulangers. Il en résultera trois ans plus tard 700 heures de pellicule, 13 longs-métrages et une foule de documentaires.
Ces images sont au cœur du dispositif : elles sont projetées, par séquences plus ou moins longues, en différents lieux des théâtres, et à différents horaires.
Qu'est ce qu'on y voit, qu'est-ce qu'on y fait?
DAU se déroule sur plusieurs jours, les lieux sont accessibles 24h/24. On y entre grâce à visa (un vrai, avec votre photo) et après avoir rempli un questionnaire psychométrique dont les réponses sont sensées guider votre visite.
Je suis d'abord accueillie, avec un groupe d'une quinzaine de personnes, dans la cave d'un petit restaurant caché au dos du théâtre du Châtelet. Notre guide nous explique que c'est le restaurant du "staff" de DAU. On dirait une sorte de cabaret kitsch et sombre. Il ne s'y passe pas grand-chose. Ce sont les coulisses de DAU, mais elles font partie intégrante du projet. Comme si tous ceux qui travaillaient pour DAU étaient eux-mêmes les cobayes volontaires d'une vaste expérience sociale et artistique. Nous poursuivons par une incursion dans les bureaux de DAU : ici on parle russe, il y a un grand chien blond qui se promène, dans un décor mi folklorique mi fantastique. Je bascule dans un autre monde.
Au fond d'une salle de réunion se trouve une petite chambre figée dans le temps qui a tout du décor de théâtre mais qui semble plus vraie que nature ; notre guide nous indique qu'elle dort ici parfois et qu'une porte se cache derrière le miroir (je la crois), avant d'ouvrir un placard pour nous montrer les animaux-totem de DAU (une chouette, un cerf en plastique), car DAU se réclame aussi du chamanisme. Quand nous questionnons notre guide, nous comprenons que tous les membres du staff sont des artistes ou des étudiants en art. Elle ne peut pas répondre à toutes les questions, de grandes zones de flou subsistent sur le projet, mais il semble que c'est ce qui l'a attirée là. Est-ce du grand n'importe quoi? Je ne sais pas, mais le dépaysement commence à opérer.
Je me dirige ensuite vers le Théâtre de la Ville pour découvrir les films. Ou plutôt, des morceaux de films, qui me plongent dans cette vaste expérience claustrophobique et bizarre. Un physicien expose des équations au sujet de la fin du monde sur un tableau noir. Un homme fait de la musculation, les yeux bandés dans une cage en verre – on dirait La Jetée de Chris Marker -, tandis que des femmes et des hommes en blouse blanche l'observent. Un groupe de jeunes gens parlent d'alcoolisme en buvant des verres. Deux hommes d'âge mur dorment tout habillés dans une pièce sombre, et sont interpellés par une femme qui leur fait des avances. Je ne sais pas très bien ce que je regarde. Est-ce un début, une fin? Les gens s'amusent-ils, ou bien sont-ils gênés par les caméras? Que se passe-t-il hors-champ?
La visée esthétique est bien présente, mais les images diffusent un vague malaise. Je n'arrive pas à déterminer si c'est à cause de l'ambiguïté qui préside au principe même du tournage, avec des comédiens qui n'en sont pas, ou si c'est le climat soviétique (enfin, sa reconstitution, je ne l'ai pas vécu et ne sais pas s'il est fidèlement restitué) qui rend la chose légèrement oppressante. A moins que ce que j'ai entendu dire à propos des conditions de tournage parfois traumatisantes n'influence ma vision des choses. Un climat inquiétant, presque paranoïaque, infuse l'ensemble du projet.
Après avoir visionné un extrait de film, je me dirige vers une sorte de restaurant, où les gens se retrouvent à toute heure dans la pénombre. Ça et là sont disposés des mannequins de cire, assez bien faits, qui font penser au musée Grévin. Je sursaute parfois en les prenant pour des visiteurs, malgré leur accoutrement vieillot. Leurs poses sont plus vraies que nature. Et inversement, il m'arrive de prendre des visiteurs immobiles pour des poupées de cire! Ce n'est pas de très bon goût, mais c'est efficace pour instaurer un climat mortifère.
Je repère des cabines dans lesquelles des "écoutants actifs" se tiennent prêts à discuter avec chaque visiteur pendant 30 minutes. Parmi eux des prêtres, des psychologues... je passe mon chemin, faute de temps. Puis je fais un tour dans l'épicerie de DAU, qui contient des fac-similé de boîtes de conserve soviétiques assez peu appétissantes. Dans un coin, une vidéo de Marina Abramovic est diffusée. J'emprunte l'escalier, où un bruitage obsédant m'accompagne, une sorte de bourdonnement sourd. Globalement, les références à l'Union soviétique me semblent caricaturales et paraissent relever du simple prétexte.
Je tombe sur un atelier de sérigraphie et un atelier de fabrication de mannequins de cire. Tout le monde porte un même uniforme vert kaki rembourré. Je ne sais pas qui est figurant, qui est visiteur, qui appartient au staff. Une odeur de produits chimiques me donne envie de quitter les lieux précipitamment.
Je me dirige ensuite vers le 3ème étage, où se trouvent les appartements communautaires. On y déambule librement. Des gens vivent là, semble-t-il, dans des conditions dignes de l'époque soviétique, c'est-à-dire dans le plus grand dénuement. Du linge sèche sur des fils, certains lisent, d'autres prient, ou jouent aux carte. Ils échangent peu de paroles. Les mines sont tristes et renfrognées. J'assiste à leur enfermement, ce qui donne un peu l'impression de me retrouver dans un zoo humain, comme ceux qui existèrent à Paris pendant l'exposition coloniale de 1906, de triste mémoire. Cela me rappelle la polémique Exhibit B, il y a quelques années, une pièce de théâtre/ performance qui cherchait à créer le malaise en reproduisant ces zoos humains pour provoquer la réflexion. Ce simulacre de la vie à l'ère soviétique me laisse d'abord perplexe.
Je déambule sans savoir si je peux parler aux gens, qui ne font pas attention à moi. Je n'ose pas les interpeller. Ils vivent comme sur une scène de théâtre ou de cinéma, et je traverse les lieux comme un fantôme.
Bizarrement, c'est là que je vais vivre le moment le plus émouvant de cette visite : dans un vaste salon où les fenêtres sont grandes ouvertes. A cet étage, pas de fenêtre aveuglées - alors que c'est le cas dans le reste du bâtiment, plongé dans la pénombre. Il fait beau dehors, et la vue depuis le théâtre est magnifique. Je suis projetée dans un lieu inconnu, à une autre époque, dans ce qui tient du rêve éveillé. Là se tiennent quelques visiteurs fatigués, alanguis sur une méridienne. Des bibelots poussiéreux s'entassent un peu partout. Un vieil homme, manifestement un chaman d'origine sibérienne, joue d'un instrument à cordes non identifié.
Visiblement las, il s'arrête, baille, et demande quelque chose à la femme qui est assise à côté de lui ; lentement, avec difficulté, elle va chercher un médicament dans un tiroir. L'empathie de l'installation de Simon Fujiwara me revient alors à l'esprit. L'art est là pour créer des liens entre les humains, même quand tout semble les séparer. Nous partageons donc ce moment muet et ouvert à toutes les interprétations, avec la clameur de la ville pour bruit de fond.
Je comprends peu à peu que cette vaste installation vise finalement à reproduire les conditions de tournage : nous sommes nous-mêmes "enfermés" dans un lieu qui reprend certains codes de l'ère soviétique, sans portable, nous sommes parfois filmés (dans les cabines de discussion, pour rediffusion dans les espaces de DAU, mais chacun peut décider de supprimer "son" film), et nous faisons partie intégrante de l'expérience de tous les autres.
Faut-il y aller?
Oui, si vous êtes un inconditionnel de l'art contemporain, si vous êtes aventurier, si vous aimez les surprises, si vous souhaitez sonder l'âme humaine et connaître vos réactions dans des situations inhabituelles, si vous voulez vivre une expérience 100 % sans portable, si vous avez envie d'en parler dans les dîners en ville. Non, si vous vous attendez à approcher des faits historiques, si vous êtes claustrophobe, si vous n'avez pas au moins 4 heures devant vous, si vous n'aimez pas lâcher prise. Pour ma part, je ne sais pas encore très bien quoi tirer de cette expérience, mais elle me donne matière à réflexion : qu'est-ce qu'une exposition, un film, une pièce de théâtre, une performance, une rencontre? Qu'est-ce qui attise ma curiosité dans un lieu qui est estampillé "artistique"? Comment confronter mes connaissances historiques sur cette période à l'expérience DAU? Quels sont les liens entre les scientifiques et les politiques? Qu'est-ce que le jeu social? Faut-il faire comme les autres? Faut-il se trouver dans un état émotionnel particulier pour apprécier une oeuvre d'art? L'art est-il source de cohésion sociale? Peut-on créer du divertissement à partir d'un pan aussi tragique de l'histoire mondiale? Qu'est-ce que je suis sensée faire dans un environnement qui ne me donne aucune clé pour le comprendre?
Pendant quelques heures, j'ai été plongée dans une mise en abyme dérangeante, mais je ne suis pas certaine d'avoir découvert une œuvre marquante ou véritablement subversive. Mais comme au théâtre, on ne peut se faire une opinion sans être sur place, sans vivre l'expérience en "live", et c'est peut-être là l'intérêt de DAU : le dispositif , plus riche dans sa forme qu'une "simple" pièce de théâtre, comble notre besoin de vivre des moments singuliers, surprenants, sans interruption technologique, dans une sorte de vie parallèle. Aucune visite n'est la même : il n'existe que des morceaux d'expérience disparates, des versions différentes d'une même réalité que chacun raconte en fonction de ses ressentis, des rencontres qu'il a faites, du moment où il a vécu le projet, de la longueur de son immersion. C'est un exercice d'empathie, de vie augmentée ; c'est en tous cas ainsi que j'ai choisi de l'envisager.
DAU, du 24 janvier au 17 février, Théâtre de la Ville et Théâtre du Châtelet, 24h/24
Informations : https://www.dau.com/
Sonia Zannad / Mes sorties culture
Ecrivez à la rédaction : szannad@messortiesculture.com
D'autres expériences immersives existent aussi à Paris, sous forme d'attractions qui tiennent plus de la fête foraine ou du parc à thèmes que de l'expérience artistique ; c'est le cas au musée Grévin ou au Manoir de Paris.
En 2016, le Palais de Tokyo présentait "The House of Horrors", un véritable train fantôme créé par l'artiste américaine Elaine Sturtevant, qui dénonçait, je cite : " les excès de notre ère contemporaine dominée par le spectacle, la violence et l’anti-intellectualisme."
Enfin, chez Lafayette Anticipations, nouveau lieu dédié à l'art contemporain, j'ai testé il y a quelques semaines « Empathy » de Simon Fujiwara, artiste qui s'intéresse beaucoup aux parcs à thème. En collaboration avec une société qui conçoit des manèges, il a développé un simulateur immersif qui, plutôt que de projeter l’utilisateur dans des univers imaginaires, le propulse dans le monde « réel » au moyen d’images trouvées sur YouTube et de vidéos en caméra subjective. Grâce à des sièges installés sur une plateforme mobile, l’installation reproduit les mouvements des différents protagonistes du film.
DAU, qu'est-ce que c'est?
Ce projet protéiforme est difficile à décrire car il tient à la fois de l'expérience sociale, de l'architecture, de l'art contemporain, du théâtre et du cinéma.
Au départ de cette idée assez mégalomaniaque se trouve un cinéaste. Ilya Khrzhanovsky, réalisateur russe quadragénaire, décide en 2009 de reconstituer un institut de physique ukrainien identique à un institut de l'époque soviétique, et dans lequel le célèbre physicien Lev Landau (DAU est un diminutif de son nom) a travaillé.
Il réunit dans ce lieu plusieurs centaines de personnes, comme autant d'acteurs ou de figurants, qui pourtant n'ont pas de texte et ne reçoivent pas de directives particulières. Ils doivent juste vivre là, dans un environnement strict et régulé comme à l'époque soviétique, pour contribuer à rendre plus crédible cette fiction sur la vie de Landau qui est tournée comme une télé-réalité. On y paie en roubles, il n'y a évidemment pas de portables. Les participants peuvent partir quand ils le souhaitent, mais ils acceptent d'être filmés à tout moment. Chacun garde son métier d'origine : les chercheurs sont chercheurs, les boulangers restent boulangers. Il en résultera trois ans plus tard 700 heures de pellicule, 13 longs-métrages et une foule de documentaires.
Ces images sont au cœur du dispositif : elles sont projetées, par séquences plus ou moins longues, en différents lieux des théâtres, et à différents horaires.
Qu'est ce qu'on y voit, qu'est-ce qu'on y fait?
DAU se déroule sur plusieurs jours, les lieux sont accessibles 24h/24. On y entre grâce à visa (un vrai, avec votre photo) et après avoir rempli un questionnaire psychométrique dont les réponses sont sensées guider votre visite.
Je suis d'abord accueillie, avec un groupe d'une quinzaine de personnes, dans la cave d'un petit restaurant caché au dos du théâtre du Châtelet. Notre guide nous explique que c'est le restaurant du "staff" de DAU. On dirait une sorte de cabaret kitsch et sombre. Il ne s'y passe pas grand-chose. Ce sont les coulisses de DAU, mais elles font partie intégrante du projet. Comme si tous ceux qui travaillaient pour DAU étaient eux-mêmes les cobayes volontaires d'une vaste expérience sociale et artistique. Nous poursuivons par une incursion dans les bureaux de DAU : ici on parle russe, il y a un grand chien blond qui se promène, dans un décor mi folklorique mi fantastique. Je bascule dans un autre monde.
Au fond d'une salle de réunion se trouve une petite chambre figée dans le temps qui a tout du décor de théâtre mais qui semble plus vraie que nature ; notre guide nous indique qu'elle dort ici parfois et qu'une porte se cache derrière le miroir (je la crois), avant d'ouvrir un placard pour nous montrer les animaux-totem de DAU (une chouette, un cerf en plastique), car DAU se réclame aussi du chamanisme. Quand nous questionnons notre guide, nous comprenons que tous les membres du staff sont des artistes ou des étudiants en art. Elle ne peut pas répondre à toutes les questions, de grandes zones de flou subsistent sur le projet, mais il semble que c'est ce qui l'a attirée là. Est-ce du grand n'importe quoi? Je ne sais pas, mais le dépaysement commence à opérer.
Je me dirige ensuite vers le Théâtre de la Ville pour découvrir les films. Ou plutôt, des morceaux de films, qui me plongent dans cette vaste expérience claustrophobique et bizarre. Un physicien expose des équations au sujet de la fin du monde sur un tableau noir. Un homme fait de la musculation, les yeux bandés dans une cage en verre – on dirait La Jetée de Chris Marker -, tandis que des femmes et des hommes en blouse blanche l'observent. Un groupe de jeunes gens parlent d'alcoolisme en buvant des verres. Deux hommes d'âge mur dorment tout habillés dans une pièce sombre, et sont interpellés par une femme qui leur fait des avances. Je ne sais pas très bien ce que je regarde. Est-ce un début, une fin? Les gens s'amusent-ils, ou bien sont-ils gênés par les caméras? Que se passe-t-il hors-champ?
La visée esthétique est bien présente, mais les images diffusent un vague malaise. Je n'arrive pas à déterminer si c'est à cause de l'ambiguïté qui préside au principe même du tournage, avec des comédiens qui n'en sont pas, ou si c'est le climat soviétique (enfin, sa reconstitution, je ne l'ai pas vécu et ne sais pas s'il est fidèlement restitué) qui rend la chose légèrement oppressante. A moins que ce que j'ai entendu dire à propos des conditions de tournage parfois traumatisantes n'influence ma vision des choses. Un climat inquiétant, presque paranoïaque, infuse l'ensemble du projet.
Après avoir visionné un extrait de film, je me dirige vers une sorte de restaurant, où les gens se retrouvent à toute heure dans la pénombre. Ça et là sont disposés des mannequins de cire, assez bien faits, qui font penser au musée Grévin. Je sursaute parfois en les prenant pour des visiteurs, malgré leur accoutrement vieillot. Leurs poses sont plus vraies que nature. Et inversement, il m'arrive de prendre des visiteurs immobiles pour des poupées de cire! Ce n'est pas de très bon goût, mais c'est efficace pour instaurer un climat mortifère.
Je repère des cabines dans lesquelles des "écoutants actifs" se tiennent prêts à discuter avec chaque visiteur pendant 30 minutes. Parmi eux des prêtres, des psychologues... je passe mon chemin, faute de temps. Puis je fais un tour dans l'épicerie de DAU, qui contient des fac-similé de boîtes de conserve soviétiques assez peu appétissantes. Dans un coin, une vidéo de Marina Abramovic est diffusée. J'emprunte l'escalier, où un bruitage obsédant m'accompagne, une sorte de bourdonnement sourd. Globalement, les références à l'Union soviétique me semblent caricaturales et paraissent relever du simple prétexte.
Je tombe sur un atelier de sérigraphie et un atelier de fabrication de mannequins de cire. Tout le monde porte un même uniforme vert kaki rembourré. Je ne sais pas qui est figurant, qui est visiteur, qui appartient au staff. Une odeur de produits chimiques me donne envie de quitter les lieux précipitamment.
Je me dirige ensuite vers le 3ème étage, où se trouvent les appartements communautaires. On y déambule librement. Des gens vivent là, semble-t-il, dans des conditions dignes de l'époque soviétique, c'est-à-dire dans le plus grand dénuement. Du linge sèche sur des fils, certains lisent, d'autres prient, ou jouent aux carte. Ils échangent peu de paroles. Les mines sont tristes et renfrognées. J'assiste à leur enfermement, ce qui donne un peu l'impression de me retrouver dans un zoo humain, comme ceux qui existèrent à Paris pendant l'exposition coloniale de 1906, de triste mémoire. Cela me rappelle la polémique Exhibit B, il y a quelques années, une pièce de théâtre/ performance qui cherchait à créer le malaise en reproduisant ces zoos humains pour provoquer la réflexion. Ce simulacre de la vie à l'ère soviétique me laisse d'abord perplexe.
Je déambule sans savoir si je peux parler aux gens, qui ne font pas attention à moi. Je n'ose pas les interpeller. Ils vivent comme sur une scène de théâtre ou de cinéma, et je traverse les lieux comme un fantôme.
Bizarrement, c'est là que je vais vivre le moment le plus émouvant de cette visite : dans un vaste salon où les fenêtres sont grandes ouvertes. A cet étage, pas de fenêtre aveuglées - alors que c'est le cas dans le reste du bâtiment, plongé dans la pénombre. Il fait beau dehors, et la vue depuis le théâtre est magnifique. Je suis projetée dans un lieu inconnu, à une autre époque, dans ce qui tient du rêve éveillé. Là se tiennent quelques visiteurs fatigués, alanguis sur une méridienne. Des bibelots poussiéreux s'entassent un peu partout. Un vieil homme, manifestement un chaman d'origine sibérienne, joue d'un instrument à cordes non identifié.
Visiblement las, il s'arrête, baille, et demande quelque chose à la femme qui est assise à côté de lui ; lentement, avec difficulté, elle va chercher un médicament dans un tiroir. L'empathie de l'installation de Simon Fujiwara me revient alors à l'esprit. L'art est là pour créer des liens entre les humains, même quand tout semble les séparer. Nous partageons donc ce moment muet et ouvert à toutes les interprétations, avec la clameur de la ville pour bruit de fond.
Je comprends peu à peu que cette vaste installation vise finalement à reproduire les conditions de tournage : nous sommes nous-mêmes "enfermés" dans un lieu qui reprend certains codes de l'ère soviétique, sans portable, nous sommes parfois filmés (dans les cabines de discussion, pour rediffusion dans les espaces de DAU, mais chacun peut décider de supprimer "son" film), et nous faisons partie intégrante de l'expérience de tous les autres.
Faut-il y aller?
Oui, si vous êtes un inconditionnel de l'art contemporain, si vous êtes aventurier, si vous aimez les surprises, si vous souhaitez sonder l'âme humaine et connaître vos réactions dans des situations inhabituelles, si vous voulez vivre une expérience 100 % sans portable, si vous avez envie d'en parler dans les dîners en ville. Non, si vous vous attendez à approcher des faits historiques, si vous êtes claustrophobe, si vous n'avez pas au moins 4 heures devant vous, si vous n'aimez pas lâcher prise. Pour ma part, je ne sais pas encore très bien quoi tirer de cette expérience, mais elle me donne matière à réflexion : qu'est-ce qu'une exposition, un film, une pièce de théâtre, une performance, une rencontre? Qu'est-ce qui attise ma curiosité dans un lieu qui est estampillé "artistique"? Comment confronter mes connaissances historiques sur cette période à l'expérience DAU? Quels sont les liens entre les scientifiques et les politiques? Qu'est-ce que le jeu social? Faut-il faire comme les autres? Faut-il se trouver dans un état émotionnel particulier pour apprécier une oeuvre d'art? L'art est-il source de cohésion sociale? Peut-on créer du divertissement à partir d'un pan aussi tragique de l'histoire mondiale? Qu'est-ce que je suis sensée faire dans un environnement qui ne me donne aucune clé pour le comprendre?
Pendant quelques heures, j'ai été plongée dans une mise en abyme dérangeante, mais je ne suis pas certaine d'avoir découvert une œuvre marquante ou véritablement subversive. Mais comme au théâtre, on ne peut se faire une opinion sans être sur place, sans vivre l'expérience en "live", et c'est peut-être là l'intérêt de DAU : le dispositif , plus riche dans sa forme qu'une "simple" pièce de théâtre, comble notre besoin de vivre des moments singuliers, surprenants, sans interruption technologique, dans une sorte de vie parallèle. Aucune visite n'est la même : il n'existe que des morceaux d'expérience disparates, des versions différentes d'une même réalité que chacun raconte en fonction de ses ressentis, des rencontres qu'il a faites, du moment où il a vécu le projet, de la longueur de son immersion. C'est un exercice d'empathie, de vie augmentée ; c'est en tous cas ainsi que j'ai choisi de l'envisager.
DAU, du 24 janvier au 17 février, Théâtre de la Ville et Théâtre du Châtelet, 24h/24
Informations : https://www.dau.com/
Sonia Zannad / Mes sorties culture
Ecrivez à la rédaction : szannad@messortiesculture.com