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photo San Bartolomé
Le
2 June 2017,
« Changez de regard sur l’art ! »
Francoise
Barbe-Gall a étudié l'histoire de l'art à la Sorbonne ainsi qu'à l'Ecole
du Louvre, où elle a longtemps enseigné. Parallèlement, elle dirige
l'association CORETA (Comment regarder
un tableau,) au sein de laquelle elle donne de nombreuses conférences.
Françoise Barbe-Gall a également publié plusieurs livres pour apprendre à ceux
qui aiment l’art mais ne savent pas toujours comment l’approcher à affuter leur
regard. Avec une énergie communicative, elle nous a expliqué comment l’art peut
changer notre vie et notre vision des choses.
Mes Sorties Culture : La démocratisation culturelle a beau se développer, l’art intimide encore : pourquoi ?
Françoise Barbe-Gall : Je crois que l’art est encore identifié comme le territoire réservé de la notabilité. Et puis, on a tendance à confondre le prix des choses et la possibilité de les apprécier, la possession et l’appropriation. Les tableaux exposés dans les musées ou les galeries sont si précieux, si chers… Si vous aimez la musique, vous pouvez vous payer une place de concert. Mais la plupart des gens n’ont pas les moyens de s’offrir une toile de maître ! Pourtant, je crois que tout le monde peut développer un certain rapport à la peinture, s’y sentir chez soi… à condition d’oser se lancer !
MSC : Il y a aussi une dimension sociale, sociologique qui entre en jeu.
FBG : Bien sûr. Même si cela évolue, la peinture est encore associée à une élite (celle des collectionneurs) et fait l’objet de discours pompeux, « jargonnants », qui excluent ceux qui n’ont pas les « clés » - ou qui croient ne pas les avoir.
MSC : L’institution elle-même, le musée, peut être un lieu où l’on n’ose pas rentrer…
FBG : Tout à fait. Le musée reste un temple, qui impose une certaine déférence. Cela dit, c’est une bonne chose! Non seulement pour la préservation des œuvres, leur respect, mais aussi parce qu’il faut une certaine concentration, un certain calme pour apprécier une œuvre.
MSC : Dans d’autres pays, le rapport à l’art est-il différent, moins marqué socialement ?
FBG : Oui, le discours sur l’art n’est pas le même en Italie, par exemple. Cela s’explique par l’histoire du pays : au milieu du 19e siècle, avant l'unification du pays, l'art était fédérateur, on l’étudiait à l’école. L’art en Italie fait partie de la vie. Chez les anglo-saxons, le rapport à l’art est beaucoup moins pompeux qu’en France. Il y a vraiment des spécificités françaises en la matière, une distance à réduire, sans doute un héritage historique. Et cela ne peut passer que par une véritable volonté de transmission.
MSC : A travers vos visites, de vos livres ou de vos conférences, cette transmission est au cœur de votre activité. Comment vous comportez-vous, selon que vous avez affaire à des adultes ou à des enfants ? La transmission change-t-elle de nature ?
FBG : Pas vraiment. La nature de la transmission est la même, c’est le mode relationnel qui change ! Prenons l’exemple de la Naissance de Vénus de Botticelli. Que se dit un adulte quand il est confronté à la toile ? « La Renaissance… voyons… c’est quand déjà ? » « Vénus, quel était son rôle au juste dans la mythologie…Je ne suis pas sûr(e) de me le rappeler… » Et la pire de toutes ces pensées : « C’est un chef d’œuvre ». Celle-là bloque complètement le processus d’émerveillement et le dialogue avec l’image. Etre dans l’admiration absolue rend plus difficile l’accès au plaisir, voire l’empêche.
MSC : Et avec les enfants ?
FBG : Les enfants, eux, vont s’écrier spontanément : « Oh, la dame est toute nue ! » A partir de là, il y a plein de choses à dire ! On peut se demander ensemble pourquoi elle est représentée comme ça. Les adultes sont pétris d’a priori, je leurs dis souvent (car j’entends souvent dire « Je n’en sais pas assez ») : « Au contraire, vous en savez sans doute beaucoup trop ! »
MSC : Pour autant, vous ne minimisez pas l’importance de l’histoire de l’art, des connaissances ?
FBG : Non bien sûr, ces connaissances sont importantes. Mais elles ne doivent pas être une condition préalable à l’appréciation de l’art. L’important c’est de savoir que l’on peut apprendre, qu’il y a des portes d’entrée. Mais l’histoire de l’art, ce n’est que la cuisine !
MSC : Qu’est-ce qui vient en premier : la compréhension, qui permet d’accéder à l’émotion, ou bien l’émotion, qui ouvre la voie à la compréhension ?
FBG : Je dirais que les deux fonctionnent ensemble, il n’y a pas de hiérarchie. Ce qu’il faut faire, c’est essayer, et corriger au fur et à mesure ; apprendre chemin faisant. On peut apprendre la théorie tout en avançant dans sa familiarité émotionnelle avec les œuvres. De toute façon, il est illusoire de penser qu’on peut avoir toutes les clés : si on attend de les avoir toutes pour apprécier l’art, on prend le risque de bloquer son regard ! Il y a tout un tas de questions simples que l’on peut se poser face à u tableau : pourquoi est-ce que j’éprouve telle émotion ? Quelles sont mes réactions ? Qu’est-ce qui me plaît ou me déplait ? Comment est-ce « fabriqué » ? Qu’est-ce qui plaît à la personne d’à côté et que je n’ai pas remarqué ?
MSC : Pour vous, il s’agit véritablement de rencontrer l’œuvre et la sensibilité de l’artiste, d’engager un dialogue
FBG : Oui, c’est comme une conversation qui n’en finirait pas. Certes, on peut se renseigner sur l’artiste, sa biographie, mais c’est une approche limitée. Et comme il s’agit d’une rencontre, il arrive aussi que l’on passe complètement à côté. Et que plusieurs années après, la rencontre se produise !
MSC : L’un de vos livres a pour titre « Comment regarder un tableau ». Comment éduquer le regard ?
FBG : Souvent on va un peu trop vite, on effleure les tableaux du regard. Plus on apprend à regarder, plus on fréquente les tableaux, plus on « voit ». On redécouvre toujours des détails. C’est un dialogue en profondeur, inscrit dans la durée.
MSC : Croyez-vous que le spectre d’émotions auquel permet d’accéder la peinture soit infini ?
FBG : Oui ! Cela se renouvelle tout au long de la vie. Et puis en fonction du lieu où sont exposées les œuvres, de leur « voisinage », le regard peut changer aussi ! On peut soudain voir une œuvre comme on ne l’avait jamais vue.
MSC : De votre côté, y a t il des œuvres ou des artistes qui vous touchent particulièrement, qui vous accompagnent depuis longtemps ?
FBG : Oui, Cézanne. Dans ses peintures, tout est de travers, et c’est évidemment volontaire. A l’image de nos vies : nous nous savons bancals, imparfaits, discontinus, paresseux. Cette incertitude et cette imperfection, voilà ce qui me touche chez Cézanne. Il ne dissimule rien de ces « faiblesses », tout en construisant une œuvre qui affirme aussi la solidité extraordinaire de l'humain. Chaque artiste nous propose un mode de relation au monde. Et ce qui fait « œuvre » ou chef d’œuvre », c’est quand des milliers de personnes s’y reconnaissent.
MSC : Avez-vous souvent affaire à des personnes réticentes au départ, qui changent de regard grâce à leur visite ?
FBG : Régulièrement ! Je me souviens d’une visite de la fondation Joan Miró à Barcelone, où le groupe m’avait suivi un peu à reculons (cela faisait partie du programme dans le cadre d’un voyage organisé). A la fin, nous étions devant une grande toile blanche seulement sillonnée d’un trait fin, comme une fissure (Peinture pour la cellule d’un moine), et certaines personnes du groupe ont fondu en larmes. Cela arrive plus souvent qu'on ne l'imagine, en fait !
MSC : Vous amenez les gens à rencontrer leur propre humanité, en somme.
FBG : Oui. A vivre un « déclic », à changer de regard. Je crois profondément que le rôle de l’art, c’est de nous amener à regarder la vie avec plus d'intensité. Un jour, une dame qui suit régulièrement mes conférences est venue me raconter un voyage en RER particulièrement déprimant, un dimanche d’hiver. Elle insistait sur les détails, je ne voyais pas où elle voulait en venir. Et puis elle m’a expliqué avoir subitement "ouvert les yeux" , sur le quai morne et froid, quand elle a commencé à le voir vraiment, se rappelant d'autres images vues ensemble : perspective, couleurs, nuances, personnage… C'était beau... Pour moi, cette histoire, c’est le plus beau compliment qui soit !
Propos recueillis par Sonia Zannad / Mes sorties culture
Ecrivez à la rédaction : szannad@messortiesculture.com
Mes Sorties Culture : La démocratisation culturelle a beau se développer, l’art intimide encore : pourquoi ?
Françoise Barbe-Gall : Je crois que l’art est encore identifié comme le territoire réservé de la notabilité. Et puis, on a tendance à confondre le prix des choses et la possibilité de les apprécier, la possession et l’appropriation. Les tableaux exposés dans les musées ou les galeries sont si précieux, si chers… Si vous aimez la musique, vous pouvez vous payer une place de concert. Mais la plupart des gens n’ont pas les moyens de s’offrir une toile de maître ! Pourtant, je crois que tout le monde peut développer un certain rapport à la peinture, s’y sentir chez soi… à condition d’oser se lancer !
MSC : Il y a aussi une dimension sociale, sociologique qui entre en jeu.
FBG : Bien sûr. Même si cela évolue, la peinture est encore associée à une élite (celle des collectionneurs) et fait l’objet de discours pompeux, « jargonnants », qui excluent ceux qui n’ont pas les « clés » - ou qui croient ne pas les avoir.
MSC : L’institution elle-même, le musée, peut être un lieu où l’on n’ose pas rentrer…
FBG : Tout à fait. Le musée reste un temple, qui impose une certaine déférence. Cela dit, c’est une bonne chose! Non seulement pour la préservation des œuvres, leur respect, mais aussi parce qu’il faut une certaine concentration, un certain calme pour apprécier une œuvre.
MSC : Dans d’autres pays, le rapport à l’art est-il différent, moins marqué socialement ?
FBG : Oui, le discours sur l’art n’est pas le même en Italie, par exemple. Cela s’explique par l’histoire du pays : au milieu du 19e siècle, avant l'unification du pays, l'art était fédérateur, on l’étudiait à l’école. L’art en Italie fait partie de la vie. Chez les anglo-saxons, le rapport à l’art est beaucoup moins pompeux qu’en France. Il y a vraiment des spécificités françaises en la matière, une distance à réduire, sans doute un héritage historique. Et cela ne peut passer que par une véritable volonté de transmission.
MSC : A travers vos visites, de vos livres ou de vos conférences, cette transmission est au cœur de votre activité. Comment vous comportez-vous, selon que vous avez affaire à des adultes ou à des enfants ? La transmission change-t-elle de nature ?
FBG : Pas vraiment. La nature de la transmission est la même, c’est le mode relationnel qui change ! Prenons l’exemple de la Naissance de Vénus de Botticelli. Que se dit un adulte quand il est confronté à la toile ? « La Renaissance… voyons… c’est quand déjà ? » « Vénus, quel était son rôle au juste dans la mythologie…Je ne suis pas sûr(e) de me le rappeler… » Et la pire de toutes ces pensées : « C’est un chef d’œuvre ». Celle-là bloque complètement le processus d’émerveillement et le dialogue avec l’image. Etre dans l’admiration absolue rend plus difficile l’accès au plaisir, voire l’empêche.
MSC : Et avec les enfants ?
FBG : Les enfants, eux, vont s’écrier spontanément : « Oh, la dame est toute nue ! » A partir de là, il y a plein de choses à dire ! On peut se demander ensemble pourquoi elle est représentée comme ça. Les adultes sont pétris d’a priori, je leurs dis souvent (car j’entends souvent dire « Je n’en sais pas assez ») : « Au contraire, vous en savez sans doute beaucoup trop ! »
MSC : Pour autant, vous ne minimisez pas l’importance de l’histoire de l’art, des connaissances ?
FBG : Non bien sûr, ces connaissances sont importantes. Mais elles ne doivent pas être une condition préalable à l’appréciation de l’art. L’important c’est de savoir que l’on peut apprendre, qu’il y a des portes d’entrée. Mais l’histoire de l’art, ce n’est que la cuisine !
MSC : Qu’est-ce qui vient en premier : la compréhension, qui permet d’accéder à l’émotion, ou bien l’émotion, qui ouvre la voie à la compréhension ?
FBG : Je dirais que les deux fonctionnent ensemble, il n’y a pas de hiérarchie. Ce qu’il faut faire, c’est essayer, et corriger au fur et à mesure ; apprendre chemin faisant. On peut apprendre la théorie tout en avançant dans sa familiarité émotionnelle avec les œuvres. De toute façon, il est illusoire de penser qu’on peut avoir toutes les clés : si on attend de les avoir toutes pour apprécier l’art, on prend le risque de bloquer son regard ! Il y a tout un tas de questions simples que l’on peut se poser face à u tableau : pourquoi est-ce que j’éprouve telle émotion ? Quelles sont mes réactions ? Qu’est-ce qui me plaît ou me déplait ? Comment est-ce « fabriqué » ? Qu’est-ce qui plaît à la personne d’à côté et que je n’ai pas remarqué ?
MSC : Pour vous, il s’agit véritablement de rencontrer l’œuvre et la sensibilité de l’artiste, d’engager un dialogue
FBG : Oui, c’est comme une conversation qui n’en finirait pas. Certes, on peut se renseigner sur l’artiste, sa biographie, mais c’est une approche limitée. Et comme il s’agit d’une rencontre, il arrive aussi que l’on passe complètement à côté. Et que plusieurs années après, la rencontre se produise !
MSC : L’un de vos livres a pour titre « Comment regarder un tableau ». Comment éduquer le regard ?
FBG : Souvent on va un peu trop vite, on effleure les tableaux du regard. Plus on apprend à regarder, plus on fréquente les tableaux, plus on « voit ». On redécouvre toujours des détails. C’est un dialogue en profondeur, inscrit dans la durée.
MSC : Croyez-vous que le spectre d’émotions auquel permet d’accéder la peinture soit infini ?
FBG : Oui ! Cela se renouvelle tout au long de la vie. Et puis en fonction du lieu où sont exposées les œuvres, de leur « voisinage », le regard peut changer aussi ! On peut soudain voir une œuvre comme on ne l’avait jamais vue.
MSC : De votre côté, y a t il des œuvres ou des artistes qui vous touchent particulièrement, qui vous accompagnent depuis longtemps ?
FBG : Oui, Cézanne. Dans ses peintures, tout est de travers, et c’est évidemment volontaire. A l’image de nos vies : nous nous savons bancals, imparfaits, discontinus, paresseux. Cette incertitude et cette imperfection, voilà ce qui me touche chez Cézanne. Il ne dissimule rien de ces « faiblesses », tout en construisant une œuvre qui affirme aussi la solidité extraordinaire de l'humain. Chaque artiste nous propose un mode de relation au monde. Et ce qui fait « œuvre » ou chef d’œuvre », c’est quand des milliers de personnes s’y reconnaissent.
MSC : Avez-vous souvent affaire à des personnes réticentes au départ, qui changent de regard grâce à leur visite ?
FBG : Régulièrement ! Je me souviens d’une visite de la fondation Joan Miró à Barcelone, où le groupe m’avait suivi un peu à reculons (cela faisait partie du programme dans le cadre d’un voyage organisé). A la fin, nous étions devant une grande toile blanche seulement sillonnée d’un trait fin, comme une fissure (Peinture pour la cellule d’un moine), et certaines personnes du groupe ont fondu en larmes. Cela arrive plus souvent qu'on ne l'imagine, en fait !
MSC : Vous amenez les gens à rencontrer leur propre humanité, en somme.
FBG : Oui. A vivre un « déclic », à changer de regard. Je crois profondément que le rôle de l’art, c’est de nous amener à regarder la vie avec plus d'intensité. Un jour, une dame qui suit régulièrement mes conférences est venue me raconter un voyage en RER particulièrement déprimant, un dimanche d’hiver. Elle insistait sur les détails, je ne voyais pas où elle voulait en venir. Et puis elle m’a expliqué avoir subitement "ouvert les yeux" , sur le quai morne et froid, quand elle a commencé à le voir vraiment, se rappelant d'autres images vues ensemble : perspective, couleurs, nuances, personnage… C'était beau... Pour moi, cette histoire, c’est le plus beau compliment qui soit !
Propos recueillis par Sonia Zannad / Mes sorties culture
Ecrivez à la rédaction : szannad@messortiesculture.com