Marina Abramovic, l'artiste qui ne vous brosse pas dans le sens du poil
C'est une vidéo en noir et blanc, destinée au départ à documenter un événement artistique, devenue à son tour une oeuvre d'art montrée dans les musées. A priori, rien de spectaculaire, pas de quoi fouetter un chat : on y voit une jolie jeune femme brune, cadrée en plan fixe,  en gros plan, juste en-dessous des épaules, sur un fond clair. Elle semble dévêtue, du moins en partie, car ses épaules sont nues.  Elle brosse énergiquement  ses cheveux mi-longs. Dans l'une des ses mains, un peigne, et dans l'autre une brosse. Tout en exécutant cette tâche d'une grande banalité, universelle et intemporelle, elle répète inlassablement "Art must be beautiful, artist  must be beautiful" (l'art doit être beau, l'artiste doit être beau/belle).  D'autres images viennent naturellement se superposer à cette représentation : nombreux sont les tableaux qui mettent en scène des femmes tentant de dompter leur chevelure : Renoir, Bonnard, Degas et tant d'autres ont fixé ce moment si exotique et érotique à leurs yeux. Mais ici, la femme que l'on regarde est une artiste d'origine serbe, Marina Abramovic ; elle se met en scène et confronte ce répertoire de clichés masculins pour y apporter sa propre version, beaucoup plus violente et bien plus incarnée. Notons au passage que l'art vidéo, dans les années 1970, en était encore à ses balbutiements : le fait de s'en emparer, pour les femmes artistes, était aussi un moyen d'explorer des outils peu investis par les hommes, d'inventer une expression neuve et de montrer leur vérité.

Les minutes s'égrènent et la litanie se poursuit et se fait plus forte, tandis que le rythme du coiffage/brossage s'accélère. Pendant plus de 50 minutes, l'artiste répète ces gestes jusqu'à ce qu'ils deviennent insupportables et douloureux, déclame ces phrases jusqu'à ce qu'elles deviennent vides de sens. Au bout d'un certain temps, il est insoutenable de regarder, de la voir souffrir, de se voir en ce miroir – les réactions du public en "live" ont certainement été très vives. Car ce que nous montre Abramovic dans cette performance  de ses débuts, en 1975, réalisée à Copenhague, c'est ce que le genre (masculin/féminin) relève lui-même d'une performance quotidienne. Pour être une femme,  une vraie, dans les années 70 (et nous vivons encore largement sous l'influence de cette idée) il faut jouer à être une femme, mettre en place un certain nombre d'artifices, de rituels, se conformer sans fin. Avec Abramovic, le rituel caché, secret, intime, devient un acte public ; les coulisses du théâtre sont dévoilées, l'obsession collective des apparences passe au premier plan, l'épaisseur du temps qui consacré à "se faire belle" est mise au jour, sa dimension masochiste révélée – il faut souffrir pour être belle, disait-on jadis aux petites filles en démêlant leurs cheveux. Par moments, l'artiste semble entrer en transe, absente à elle-même, jouant les gestes et les phrases comme par automatisme en quittant provisoirement son enveloppe corporelle : un dédoublement qui ressemble à une stratégie de survie – il faut sauver les apparences. 

Evidemment, ces phrases répétées ad nauseam finissent par produire un effet ironique : la femme que nous regardons s'abime le cuir chevelu, s'arrache littéralement les cheveux, semble de plus en plus épuisée et hirsute, de moins en moins "belle". Abramovic explore le répertoire de l'"hystérie" – terme si souvent associé aux femmes dès qu'elles sortent des rôles qui leur sont assignés – pour mieux souligner les injonctions contradictoires qui leur sont faites. 

L'art doit-il être beau? L'artiste doit-il être beau/belle? Et à quel prix?Avec cette oeuvre de jeunesse, celle que l'on nomme aujourd'hui la "grand-mère de la performance", pionnière de l'art immatériel et de l'art corporel, nous invite à explorer notre rapport à la beauté et nos limites émotionnelles et physiques, pour mieux situer ce que nous cherchons face à une œuvre d'art, et à interroger nos propres performances quotidiennes en matière d'apparences.  

Mes Sorties Culture / Sonia Zannad

szannad@messortiesculture.com 
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