Victor Hugo, ou la "conscience" affichée au Musée d'Orsay
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L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn. Terrible sentence.... Caïn, l'œil hagard, conduit sa tribu accablée par la sentence de Jéhovah. Ses fils portent un brancard de bois sur lequel se tiennent une femme effarée et ses enfants assoupis, et d'où pendent des morceaux de viande sanglante.


Commençons par un extrait de la Genèse : 

Adam eut des relations conjugales avec sa femme Eve. Elle tomba enceinte et mit au monde Caïn. Elle dit: «J'ai donné vie à un homme avec l'aide de l'Eternel.» Elle mit encore au monde le frère de Caïn, Abel. Abel fut berger et Caïn fut cultivateur. 
Au bout de quelque temps, Caïn fit une offrande des produits de la terre à l'Eternel. De son côté, Abel en fit une des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse. L'Eternel porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande, mais pas sur Caïn et sur son offrande. Caïn fut très irrité et il arbora un air sombre. L'Eternel dit à Caïn: «Pourquoi es-tu irrité et pourquoi arbores-tu un air sombre?". Certainement, si tu agis bien, tu te relèveras. Si en revanche tu agis mal, le péché est couché à la porte et ses désirs se portent vers toi, mais c'est à toi de dominer sur lui.»
Cependant, Caïn dit à son frère Abel: «Allons dans les champs» et, alors qu'ils étaient dans les champs, il se jeta sur lui et le tua.
L'Eternel dit à Caïn: «Où est ton frère Abel?» Il répondit: «Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère?» 
Dieu dit alors: «Qu'as-tu fait? Le sang de ton frère crie de la terre jusqu'à moi. Désormais, tu es maudit, chassé loin du sol qui s'est entrouvert pour boire le sang de ton frère versé par ta main. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus toutes ses ressources. Tu seras errant et vagabond sur la terre.»
Caïn dit à l'Eternel: «Ma peine est trop grande pour être supportée. Voici que tu me chasses aujourd'hui de cette terre. Je serai caché loin de toi, je serai errant et vagabond sur la terre, et toute personne qui me trouvera pourra me tuer.»
L'Eternel lui dit: «Si quelqu'un tue Caïn, Caïn sera vengé sept fois» et l'Eternel mit un signe sur Caïn afin que ceux qui le trouveraient ne le tuent pas.


Quel lien avec le Musée d'Orsay ?

Fernand Cormon effectue une carrière exemplaire sous la IIIe République, exécutant nombre de commandes publiques. Régulièrement médaillé au Salon depuis 1870, il n’y présente rien en 1879 afin de se consacrer à une toile monumentale, Caïn, exposée l’année suivante. Très attendu, le tableau crée l’événement. Il est acheté par l’Etat et vaut la Légion d’honneur à son auteur. 

Le tableau est présenté au Salon comme l’illustration des premiers vers de « La Conscience » de Victor Hugo, poème lui-même inspiré de la Genèse. 

Le poète y insiste sur le caractère inéluctable de la sentence divine : condamné par Dieu à fuir sans fin parce qu’il a assassiné son frère Abel, Caïn est poursuivi par sa conscience, incarnée par l’œil de Dieu, jusque dans sa tombe. Le poème est ponctué de vers traduisant cette omniprésence. 

Dans le tableau, la fuite désespérée de Caïn et de ses descendants est traduite par le format en largeur et par une composition très simple, basée sur deux grandes diagonales proches de l’horizontale. Des ombres au caractère menaçant s’étirent sur le sol. La troupe avance d’un pas lent et les yeux baissés. 

Cormon a peint par touches épaisses, d’une large facture, recourant à une gamme de couleurs terreuses qui créent une atmosphère oppressante. La seule détente est apportée par la silhouette bleutée d’une montagne à l’horizon et par les percées de ciel à travers les nuages, auxquelles le groupe tourne le dos.

Ce cortège frappe par son traitement « archéologique » : Cormon a soigné sa reconstitution et exécuté chaque figure d’après des modèles vivants venus poser dans son atelier, qu’il revêt de peaux de chèvre et représente grandeur nature.


Et avec Victor Hugo ? Et la "conscience" ?

Lorsqu'un meurtre est commis, la culpabilité mine le coupable, qu'il le sache ou pas, qu'il s'en défende efficacement ou pas, et cette faute va infléchir sa vie. Comme la tache du sang de sa victime, devenue indélébile sur les mains de Lady Macbeth témoigne du malaise après le mal pourtant voulu.

Caïn, fils d'Adam et Eve est un meurtrier. Il a tué son frère Abel. Mais cette vengeance fratricide le confronte à un sentiment désagréable : le remord, remord qu’il n’est pas possible de fuir. Le poème est surtout connu surtout pour ses derniers mots… Mais bien représentatif des mille subterfuges que l'homme crée pour fuir le conflit psychique que la conscience de sa culpabilité lui impose.

Bien noter l'intensité grandissante dans le poème, jusqu'à sa fin terrible...

Victor HUGO (1802-1885)
(Recueil : La légende des siècles - Poème : La conscience)

Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
Echevelé, livide au milieu des tempêtes,
Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
Comme le soir tombait, l'homme sombre arriva
Au bas d'une montagne en une grande plaine ;
Sa femme fatiguée et ses fils hors d'haleine
Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. »
Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,
Il vit un oeil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l'ombre fixement.
« Je suis trop près », dit-il avec un tremblement.
Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
Et se remit à fuir sinistre dans l'espace.
Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
Sans repos, sans sommeil; il atteignit la grève
Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.
« Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. »
Et, comme il s'asseyait, il vit dans les cieux mornes
L'oeil à la même place au fond de l'horizon.
Alors il tressaillit en proie au noir frisson.
« Cachez-moi ! » cria-t-il; et, le doigt sur la bouche,
Tous ses fils regardaient trembler l'aïeul farouche.
Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont
Sous des tentes de poil dans le désert profond :
« Etends de ce côté la toile de la tente. »
Et l'on développa la muraille flottante ;
Et, quand on l'eut fixée avec des poids de plomb :« Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, l'enfant blond,
La fille de ses Fils, douce comme l'aurore ;
Et Caïn répondit : « je vois cet oeil encore ! »
Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs
Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,
Cria : « je saurai bien construire une barrière. »
Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.
Et Caïn dit « Cet oeil me regarde toujours! »
Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours
Si terrible, que rien ne puisse approcher d'elle.
Bâtissons une ville avec sa citadelle,
Bâtissons une ville, et nous la fermerons. »
Alors Tubalcaïn, père des forgerons,
Construisit une ville énorme et surhumaine.
Pendant qu'il travaillait, ses frères, dans la plaine,
Chassaient les fils d'Enos et les enfants de Seth ;
Et l'on crevait les yeux à quiconque passait ;
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.
Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
On lia chaque bloc avec des noeuds de fer,
Et la ville semblait une ville d'enfer ;
L'ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
Ils donnèrent aux murs l'épaisseur des montagnes ;
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d'entrer. »
Quand ils eurent fini de clore et de murer,
On mit l'aïeul au centre en une tour de pierre ;
Et lui restait lugubre et hagard. « Ô mon père !
L'oeil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit : " Non, il est toujours là. »
Alors il dit: « je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit « C'est bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre
Et qu'on eut sur son front fermé le souterrain,
L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn.

Ce poème est paru dans le recueil La légende des siècles. La Légende des siècles est un recueil de poèmes, conçu comme une œuvre monumentale destinée à dépeindre l'histoire et l'évolution de l'Humanité.

Écrits par intermittence entre 1855 et 1876, tant ses projets sont nombreux en ces années d'exil à Guernesey, les poèmes furent publiés en trois séries : en 1859, en 1877 et en 1883.

Portée par un talent poétique estimé comme sans égal où se résume tout l'art de Hugo, après l'accomplissement des Châtiments et des Contemplations qui lui ont ouvert de nouveaux horizons, la Légende des siècles est considérée comme la seule véritable épopée française et, suivant le jugement porté par Baudelaire, comme la seule épopée moderne possible.

Devant lui, en rêve, le poète contemple le mur des siècles, vague et terrible, sur lequel se dessinent et se mêlent toutes les scènes du passé, du présent et du futur, et où défile la longue procession de l'humanité.

Les poèmes sont la peinture de ces scènes éparses et aperçues fugitivement, dans un entremêlement de visions terribles.

Hugo n'a recherché ni l'exactitude historique ni encore moins l'exhaustivité. Au contraire, il s'attache plus volontiers à des figures obscures, le plus souvent inventées, mais qui incarnent et symbolisent leur âge et leur siècle.

Comme il l'annonçait lui-même dans la Préface de la Première Série, « C'est de l'histoire écoutée aux portes de la légende ». Les poèmes, tantôt lyriques, épiques ou satiriques, forment une suite de l'aventure humaine, cherchant non à résumer mais à illustrer l'histoire du genre humain, à témoigner, au sens originel du terme, de son long cheminement des ténèbres vers la lumière.

Regardez le tableau, relisez le poème de Victor Hugo... mais sans vous laisser engloutir par les ténèbres...


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