John, celui qui aima une esclave 2/6
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Que peut nous apprendre un portrait? Tout. Sur le portraituré, sur son univers, sur le peintre lui même. Comme dans un puzzle, on peut, à partir d’une galerie de portraits, reconstituer toute l’histoire d’une personne, d’une famille, d’un lieu et la grande Histoire qui constitue le décor de leur vie. Tout cela en décryptant les quelques traits de couleurs des artistes qui ont créé ces images qui défient le temps.

L’histoire de Dido Elizabeth est lisible dans les portraits des hommes et femmes qui ont traversé son existence, dans les peintures de son époque. Ce 18ème siècle qui l’a vu naitre, est aussi celui qui a vu éclore l’âge d’or de la peinture anglaise et hisser le portrait et la peinture de paysage, à un degré de sophistication rarement atteint.

Quand j’ai découvert le double portrait de Dido Elizabeth Belle et de sa cousine Elizabeth Murray, je ne savais pas que je m’embarquais pour un fascinant voyage à travers la peinture anglaise de la fin de 18ème siècle dont l’âge d’or vient juste de commencer. C’est ce voyage que je partagerai avec vous dans les quelques posts à venir.    

Un portrait pour changer de vie
John Lindsay a 31 ans quand il fait réalisé ce portrait de lui. L’ex-capitaine de marine, fait Chevalier par la Couronne pour ses exploits héroïques dans les guerres navales des Caraïbes, ambitionne de se lancer dans une carrière politique en Grande Bretagne. Il a besoin de se construire une image qui plaise à ses appuis politiques.   

Allan Ramsay, le portraitiste officiel du roi, est tout désigné pour l’y aider en le représentant de buste, dans son uniforme d’apparat cousu de fils d’or, mais sans décoration apparente, la main gauche sous le gilet  (à la Bonaparte), son visage éclairé, mettant en valeur ses traits aristocratiques, quand le reste du corps est dans une semi pénombre. Tout ici concourt à faire de John Lindsay, cet homme de goût et de vertu qui sied à tout parfait gentilhomme, comme l’a si bien décrit le philosophe Shaftesbury. 
 
Pour saisir l’importance d’un tel portrait pour un homme qui a les ambitions de John Lindsay, il faut comprendre que dans la société anglaise du 18eme siècle, pour les riches familles aristocratiques et bourgeoises de Grande Bretagne, le portrait est plus qu’une mode, c’est une institution. On se fait faire le portrait, seul ou en groupe, à différentes étapes de sa vie et de sa carrière. Aussi, l’art du portrait est-il devenu une industrie florissante. Des centaines de portraits sont réalisés chaque année, au point que les peintres commencent à venir de toute l’Europe pour tenter leur chance, se faire un nom et s’enrichir.  

Et le choix du peintre, autant que la mise en valeur du sujet, est un élément subtil de hiérarchie sociale. Car les nouvelles élites d’Angleterre, qui commencent à dominer, de manière de plus en plus évidente, l’Europe, ne fondent plus leur autorité uniquement sur les possessions terriennes, matérielles ou sur leur pouvoir politique. Elles aspirent de plus en plus à la maitrise du goût et de la vie artistique.
 
Mais c’est encore en Italie, que se trouve les portraitistes les plus réputés. Aussi, comme quelques uns de ses confrères, Allan Ramsay (1713 -1784), avant de devenir le portraitiste attitré du roi Georges III et la coqueluche de la noblesse, fera t-il le chemin inverse.  Né à Edimbourg, il étudie d’abord à Londres, puis part à Rome et à Naples pour y parfaire son art du portrait avec Francesco Solimena. Il revient ensuite en Angleterre où il exercera ses talents auprès de toute l’aristocratie et les riches bourgeois qui se sont prodigieusement enrichis avec les colonies. On lui doit entre autres le portrait du philosophe David Hume et celui de Jean-Jacques Rousseau. 

Et bien que son style puise aujourd’hui nous paraitre assez fade, il annonce la venue d’artistes majeurs qui feront la gloire et l’âge d’or de l’Ecole de peinture anglaise comme Joshua Reynolds et Thomas Gainsborough. Bien que Ramsay soit leur aîné de 10 à 20 ans, ils sont aussi ses contemporains et ils feront de l’art du portrait, une spécialité anglaise reconnue dans toute l’Europe.  

Mais revenons au capitaine John Lindsay. Ce portrait, réalisé entre 1768 et 1769, marque sa rupture avec sa vie d’avant. Celle de l’aventurier, du héros de guerre, capable de braver les interdits de la société et de son monde aristocratique au nom de ses convictions et de l’Amour. 

Une vie d’aventure 
John est le père de la jeune noire présente sur la « conversation » de Kenwood House, que nous avons vu la semaine dernière. Il est l’homme qui a amené sa fille et sa mère, une noire, ancienne esclave, prénommée Maria, chez lui, en Angleterre, après avoir vécu et formé une famille avec elles en Amérique.
 
Nous n’avons pas de portrait de Maria Belle (c’était son nom). Après tout, le portrait était une marque distinctive de la haute société et Maria n’était qu’une « simple » négresse. Nous ne pouvons qu'imaginer ce à quoi elle ressemblait en scrutant le visage de sa fille. Par contre, nous savons comment elle et John se sont rencontrés. 

Maria était une esclave enchainée sur un bateau espagnol quand celui-ci fut abordé et capturé dans les eaux caribéennes par le HMS Trent, le navire commandé par le jeune capitaine John Lindsay qui avait alors 24 ans. Maria était si belle que John en tomba immédiatement amoureux.  Comme cela était permis aux officiers oeuvrant dans les Amériques, il la pris pour concubine. De leurs amours naquit une fille qui, par sa mère, selon les lois en vigueur dans les colonies anglaises, était née esclave.
     
A sa naissance, sa mère lui avait choisi pour prénom, celui de Dido, le nom d’une reine africaine mythique, fondatrice légendaire de Carthage dans l'Enéide de Virgile. Et son père, celui d’Elizabeth, prénom d’une autre reine devenue mythique : Elizabeth 1ère qui, deux siècles plus tôt, avait fait de la petite Angleterre la première puissance économique et politique d’Europe en cassant le monopole de l’Espagne sur le Nouveau Monde, en colonisant l’Amérique du nord et en s’appuyant sur les énormes profits du commerce triangulaire pour enrichir et développer l’Angleterre. 
    
Quand l’histoire de celle qui porte le nom de deux grandes reines commence, nous sommes en 1761.
       
Un amour à Londres 
Dido Elizabeth a donc 3 ans quand en 1764, son père reçoit, pour services rendus à l'Angleterre, le titre de Chevalier et est envoyé en Floride par la Royal Navy pour tester de nouveaux équipements navals. Il s’y installe avec Maria et leur fille sur le lot de terre que lui accorde la marine britannique, à Pensacola, à l’angle des rues Lindsay et Mansfield nommées ainsi en l’honneur de sa famille et celle de son oncle : le Lord Chief de la Justice, ancien Chancelier de l’Echiquier et ministre du Roi.
       
Une fois sa mission accomplie, John retourne à Londres.  Il amène avec lui Maria et Dido Elizabeth, qu'il fera baptisé à Bloomsbury en 1765 (ou 1766 selon certains historiens). Il semble qu'ils y vécurent ensemble, relativement bien et sans problème particulier, les premiers temps. Bien que cela puisse nous paraître étonnant pour cette époque et la condition d’aristocrate de John Lindsay, il faut se souvenir que Londres avait une longue tradition de creuset culturel et racial, datant de l'époque romaine. Quand Dido et ses parents arrivent à Londres,  il y a plus de 10.000 personnes noires dans la ville, dont le tiers au moins est libre, et les couples mixtes n’y sont pas rares. La patrie de Shakespeare n'avait pas oublié les amours de Desdemone et d'Othello.
   
Mais en 1768, l’année où il fait réaliser son portrait par Ramsay, afin de disposer des appuis nécessaires pour se lancer dans une carrière politique, John choisi, au nom de ses ambitions, de se marier à Mary Milner, la fille du député Sir William Milner. Ce qui ne sera pas sans conséquences sur sa relation avec Maria. Après quelques années d’atermoiement, en 1774, ils mettent fin, d'un commun accord, à leur histoire d’amour.
   
Maria, qui ne trouve plus sa place à Londres, repartira, seule, pour Pensacola, le lieu où, finalement, elle aura été la plus heureuse. Elle a avec elle un acte de Sir John Lindsay lui garantissant sa liberté et la propriété pleine et entière de leur maison en Floride. Nous savons, grâce à des fouilles récentes, qu’elle y mena une vie relativement aisée et agréable, avec d’autres femmes partageant une situation semblable à la sienne. Mais nous ne savons pas exactement quand elle est morte ni si elle avait refait sa vie.Un an après son retour, les colonies d'Amérique entrent en guerre avec l'Angleterre pour leur indépendance qu'ils obtiendront 8 ans plus tard, en 1783. Mais revenons à Dido Elizabeth.
   
Pour éviter à leur fille le risque de l’esclavage (rappelez vous que née dans les colonies, Dido Elizabeth y est automatiquement considérée comme une esclave), il ne peut être question qu’elle retourne en Amérique avec sa mère. Mais la situation maritale de John Lindsay et sa toute récente affectation en tant que Commodore dans les Indes orientales ne lui permettent pas de la garder avec lui. Et puis Mary Milner, sa femme, n’était certainement pas assez ouverte d’esprit pour élever la bâtarde  noire de son mari. Sa carrière est devant lui et une enfant noire y mettrait un frein. Aussi, choisissent-il de la confier à l’oncle de John du coté maternel : le très respecté et très puissant Lord Chief de la Justice royale, William Murray, qui s'est toujours montré bienveillant envers lui et sa famille venue des Amériques : Maria et Dido Elizabeth.   

La semaine prochaine nous découvrirons un autre portrait : celui de William Murray. Et nous verrons comment et pourquoi l'un des hommes les plus puissants d'Angleterre, fit d’une jeune métisse, Dido Elisabeth, sa pupille bien aimée.

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