Piplotti Rist, l'artiste qui casse tout avec le sourire
Une jeune femme en robe bleue et en souliers rouges – allusion aux souliers magiques de Dorothy dans Le magicien d'Oz - s'avance vers nous, une longue fleur exotique au bout du bras – c'est un Knipophia, dit aussi "tison du diable".  En réalité, cette fleur est en acier, on le comprendra plus tard.

Elle marche sur le trottoir d'un pas allègre et le sourire aux lèvres, filmée au ralenti et sur fond de musique douce. Sur un autre écran accolé au premier, ces mêmes fleurs exotiques jaunes et rouges sont filmées en gros plan dans leur environnement naturel, comme pour apporter un contrepoint à la scène urbaine.

La tranquillité de ces deux scènes s'interrompt pourtant lorsque la jeune femme, d'un geste décidé, brise la vitre d'une voiture à l'aide de son "arme" florale. Puis elle poursuit son chemin, l'air de rien, et recommence un peu plus tard, jubilant de sa force, satisfaite de ces démolitions. Lorsqu'elle croise le chemin d'une policière, celle-ci lui adresse un signe de connivence amusée, et ne l'empêche pas de réitérer ses destructions en toute impunité. Le travelling dure quelques minutes, et fait cohabiter harmonieusement la colère et la douceur. 

Si cette scène vous dit quelque chose, c'est peut-être que vous avez déjà croisé l'installation vidéo de l'artiste suisse Pipilotti Rist, qui présenta cette œuvre vidéo intitulée Ever is Over All en 1997 à la Biennale de Venise, œuvre qui la propulsera à 35 ans dans le monde très sélect des artistes contemporains mondialement connus. C'est peut-être aussi parce que Beyoncé, dans son clip Hold-up (2016) rendait un hommage appuyé à l'artiste, remplaçant seulement la fleur par une batte de base-ball. 

La chanteuse reprend à son compte des images d'une grande puissance, exaltant un féminisme triomphant mâtiné de "flower power" hippie. La réaction de la policière, dans le film de Rist, symbolise la nécessaire sororité des femmes pour parvenir à défaire un système inégalitaire. Ici, la jeune femme – comme Beyoncé – impose sa loi et remet en cause l'ordre établi. La voiture, symbole viril et capitaliste par excellence (puissance, technique, maîtrise…) se voit ici compromise par l'action d'une femme, à l'aide d'une simple fleur (symbole de douceur, de beauté, de nature mais ici renversé par sa forme phallique et son apparence trompeuse, puisqu'elle est en acier). 

Les codes de la virilité et de la féminité s'embrouillent, s'inversent, et ne reste qu'une extraordinaire vitalité, une force de réinvention qui avance d'un pas décidé et cherche à nous entraîner à sa suite. L'artiste utilise pour cette vidéo une caméra amateur qui produit un effet de familiarité – elle pourrait être notre tante un peu dingo, ou une amie excentrique, capturée dans un film de famille. Mais les couleurs saturées et la musique hypnotique transforment l'ordinaire en monde enchanté, dans lequel tout est possible – y compris renverser le patriarcat avec une fleur géante en sautillant.

L'effet cathartique est immédiat et il est difficile de ne pas sourire en regardant cette vidéo ; c'est là une des grandes forces de Piplotti Rist : elle n'oublie jamais le principe de plaisir, et sa jubilation devient la nôtre.

La force de ce geste artistique réside aussi dans le renversement positif d'un trait associé aux femmes pour disqualifier leurs combats : l'hystérie, dérivée du mot "utérus", longtemps diagnostiquée comme une névrose chez des femmes dont les comportements ne correspondaient pas à ce que la société patriarcale attendait d'elles. Un terme que l'on pourrait simplement remplacer par "colère légitime" et qui s'exprime dans cette vidéo irrévérencieuse, anarchiste et amusante de Rist, et avec laquelle elle entrera dans la cour des grandes. Laissons-lui le dernier mot :  "Je glorifie les actes hystériques Ce sont des gestes puissants, une forme de résistance quand on est en position de faiblesse. L'hystérie est à la fois un effondrement en plusieurs morceaux, une extase et un exorcisme personnel".   

Mes Sorties Culture / Sonia Zannad

szannad@messortiesculture.com 

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