William, celui qui adopta une noire 3/6
Credits image :
Que peut nous apprendre un portrait? Tout. Sur le portraituré, sur son univers, sur le peintre lui même. Comme dans un puzzle, on peut, à partir d’une galerie de portraits, reconstituer toute l’histoire d’une personne, d’une famille, d’un lieu et la grande Histoire qui constitue le décor de leur vie. Tout cela en décryptant les quelques traits de couleurs des artistes qui ont créé ces images qui défient le temps. 

Conversation, portrait en buste, portrait en pied… Avec le blog « Mes tartines de culture », continuons notre exploration de la peinture anglaise du 18ème siècle à travers la galerie des portraits des proches de Dido Elizabeth

Le plus cher des portraits  
Le portrait du jour est celui de William Murray. On le doit au peintre américain John Singleton Copley. C’est un portrait en pied, un immense portrait d’apparat de 220 cm x 146 cm, réalisé en 1783. C’est une commande et c’est ce qui se fait de plus cher en la matière. Son coût, très élevé, le réserve généralement aux grands personnages d’Etat : souverains, princes, grands dignitaires… Ce qu’est, sans conteste, William Murray : 1er comte de Mansfield, membre du Parlement, Lord Chief Justice, Lord Speaker et membre de la Chambre des Lords. Un personnage important, considéré par beaucoup, à cause de sa fonction de Lord Chief Justice, comme l’homme le plus puissant d’Angleterre après le roi Georges III.
 
Pour mieux comprendre ce qu’il en est, intéressons nous un peu au tableau peint par John Singleton Copley. Ce maitre américain du portrait qui, après le déclenchement de la guerre d'indépendance des Etats-Unis en 1775, a choisi de se fixer à Londres (il faisait un tour d'Europe, quand celle-ci s'est déclenchée), avait un style bien à lui. Combinant à la fois les caractéristiques formelles du portrait classique avec une représentation naturelle de la vie quotidienne, il y ajoute une véritable capacité à saisir la psychologie de son sujet. 

Sur le tableau, Lord Mansfield porte sa toge rouge officielle de Lord Chief Justice, aux trois traits d’hermine brodés d’or, par dessus un costume entièrement noir. Chaussure à boucle comprise. Il porte aussi la fameuse perruque grise et lourde propre aux juges anglais. Son visage, qui regarde fixement le public de son regard perçant et calculateur, est en parti éclairé, ce qui fait ressortir ses traits mais met aussi en perspective cette justice des hommes, qu’il incarne à lui seul, avec sa face lumineuse et sa partie obscure. Il est assis à sa table de travail, sur une chaise qui ressemble à un trône, ses papiers sont dans un désordre organisé (comme la Justice de son époque) et dans sa main, il tient un rouleau de papier (probablement un de ses jugements) à la manière d’un sceptre, marquant ainsi sa position de véritable Seigneur du système juridique anglais. 

Un génie du droit  
Cela n'est pas usurpé car William Murray, est véritablement le plus grand génie juridique de sa génération. Aujourd’hui encore, il est considéré par les historiens du droit anglo-saxon comme l'un des plus grands réformateurs de la justice anglaise, le fondateur du droit commercial anglais et l'un des plus grands juges de l'histoire anglo-américaine toute entière. C'est donc bien un roi qui est assis devant nous. Le roi de la Justice. Reconnu comme tel par un américain, en pleine guerre d’Indépendance. Un homme qui dispose du pouvoir de dire le Droit!  Contrairement à la conception française, de tradition romaine, basée sur le droit législatif (les fameux Codes), le droit anglais est essentiellement basé sur le droit jurisprudentiel qui marque la prééminence des décisions des tribunaux. Le 1er comte de Mansfield,  Lord Chief de la Justice royale est, à juste titre, l'homme le plus puissant du Royaume, après le roi Georges III : ses jugements font la Loi.

Alors comment et pourquoi un homme dans la position de William Murray, le très respecté et très puissant Lord Chief de la Justice royale, 1er comte de Mansfield, se retrouve t-il en position d'accepter une petite  « négresse » dans sa maison de Kenwood House? Et d’en faire sa fille adoptive?

Un homme sans descendance directe 
William Murray est le quatrième fils de David Murray, Vicomte de Stormont, en Ecosse. Il fait partie d'une fratrie de onze enfants mais, pour des raisons probablement d’ordre médical autant que circonstancielles, seuls deux d’entre eux, sa petite soeur Amelia Murray et son frère ainé David Murray, auront une descendance. Parmi laquelle, le jeune et fringant capitaine du HMS Trent qui souhaite se lancer dans la politique : le Chevalier John Lindsay, fils de sa soeur Amélia et père de la jeune Dido Elizabeth. 

Que cette absence d’enfant ai affecté William Murray et sa femme, Elizabeth Finch, est plus que certain. Cet homme issu d’une grande famille, qui disposait d’un immense domaine et d’une magnifique maison à Kenwood House, qui avait su se hisser, lui l’écossais, par sa seule intelligence, au sommet de l’Etat anglais et régissait la vie du Royaume, cet homme tout puissant ne pouvait pas avoir d’enfant. C’était là une faille que sa femme et lui n’auraient de cesse de combler en remplissant Kenwood House avec les rires des enfants de leurs proches. 
  
Aussi est-ce avec plaisir qu’ils reçoivent chez eux, neveux et nièces. Et qu’ils accepteront, plus tard, de s’occuper, des enfants de ses derniers. D’abord de la jeune Elizabeth Murray, fille de son neveu : David Murray, le fils aîné de son frère David Murray; et ensuite de Dido Elizabeth Belle, elle même fille de son neveu John Lindsay, le fils de sa soeur Amelia Murray. Toutes les deux ont le même âge et toutes les deux ne peuvent être élevée par leurs pères respectifs.
  
Le choix de Dido… 
Bien qu’on ne sache pas précisément quand il adopte Dido, on peut supposer que c’est peu après le départ de sa mère, Maria, en 1774. Dido a alors 13 ans.  Mais ce que nous savons avec certitude c'est que depuis son baptême, en 1765, William Murray reçoit régulièrement sa petite nièce chez lui, dans sa propriété de Kenwood House. C'est une petite fille d'autant plus adorable à ses yeux qu’elle fait preuve d’une réelle vivacité d’esprit et s’entend à merveille avec sa cousine Elizabeth Murray, (celle qui donna son nom au tableau). Toutes les deux ont pris l’habitude de jouer ensemble quand les parents de Dido sont reçus à Kenwood House. Il est probable que William Murray qui aimait tendrement son neveu, ai reporté ce sentiment sur la fille de ce dernier : sa petite nièce née d’un amour entre une noire et un blanc. 

Ce qui aurait pu rester une simple histoire de famille et un geste d'amour filial, somme toute banal, allait avoir des conséquences incalculables sur l'économie et la politique de la première puissance économique et politique d’Europe. Car William Murray, en tant que Lord Chief de la Justice royale, allait avoir à s'occuper de deux affaires qui allaient profondément marquer l'Angleterre par leurs implications et saper les fondements de la plus grande source de richesse de l'époque : l'esclavage.  

La semaine prochaine, nous découvrirons un autre portrait : celui d’un inconnu, d’un déshérité. Car tous les portraits ne sont pas des commandes venues de la haute société. Certains sont le fait de l’artiste lui même pour décrire le monde qui l’entoure et celles et ceux qui l’habitent et lui donnent corps.

Vous pouvez voir le tableau en entier en cliquant ici
Vous aussi, publiez vos propres articles
sur TartinesDeCulture !
Je m'inscris