Murasaki Shikibu : celle qui domine la littérature mondiale depuis plus de 1000 ans
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Imaginez une histoire qui a tellement de personnages occupant le devant de la scène que vous en perdiez le compte. Une histoire qui s’étale sur plus de 50 livres, racontant les rêves et les espoirs de générations d’hommes et de femmes et dans laquelle chacun de ces cycles diffère non seulement par son contenu mais aussi par son style. Imaginez un récit multiforme, fait de prose et de poésie, qui évolue dans le sens d'une complexité, d'une ampleur et d'une subtilité toujours croissantes au point de vous donner le vertige. Imaginez une histoire écrite il y a mille ans par une femme, une histoire qui représente le plus haut sommet de la littérature romanesque, toutes époques et toutes civilisations confondues sur terre et dont jamais vous n’avez entendu parlé…

Cette histoire c’est celle du Genji monogatari et son auteure c’est Murasaki Shikibu, une dame de la cour de l'ère Heian (considérée  comme l'apogée de la cour impériale japonaise) dont nous savons peu de chose si ce n’est qu’elle était immensément cultivée, veuve et mère d’une fille qui devint elle aussi un auteur célèbre, qu’elle fut la préceptrice de l’impératrice Shōshi et que Murasaki Shikibu est en réalité son pseudonyme. Ecrit entre 973 et 1025, les dates supposées de sa naissance et de sa mort (les historiens hésitent entre 1014 et 1025), le roman était à l’origine destiné à une lecture publique à haute voix. Monogatari signifiant littéralement « un récit de choses ». 

Texte fondateur de la culture japonaise, « Le dit du Genji » se présente comme une histoire vraie et raconte, dans sa première partie, la vie amoureuse et politique du Genji, un fils de l’empereur qui ne peut prétendre au trône. Poète accompli et charmeur invétéré des femmes, il est doté d'une extraordinaire beauté. On découvre avec lui les us et coutumes de la Cour impériale et la fascination qu’exerce sur chacun, homme ou femme, le pouvoir. Dans la seconde partie commence un autre récit portant sur la destinée de son propre fils Kaoru. Et la toute dernière partie forme une sorte de « roman dans le roman » que l'on pourrait presque lire indépendamment. Un peu comme le roman dans le roman que l’on trouve dans les Frères Karamazov de Dostoevsky. Etonnante par sa pénétration et compréhension psychologique de l’âme humaine, cette immense fresque est l’histoire la plus subtile qui ait jamais été écrit dans aucune langue. Et même le théâtre de l’immense Shakespeare, écrit quelques 600 ans plus tard, ne la dépassera pas. 

Lire « Le dit du Genji », c’est un peu comme regarder « The Wire », la cultissime série de HBO. Pour en voir la beauté, en saisir toute la saveur, et comprendre la puissance du récit, il faut accepter de prendre son temps. Rien ne semble se passer pendant plusieurs chapitres, l’histoire se déroule, on commence à se dire que c’est ennuyant et sans grand intérêt quand soudain, l’air de rien, on se rend compte de l’engrenage des choses, on accède à la subtile compréhension des situations qui mènent à la défaite ou à la gloire. Et on ressent cette étrange intuition que les motivations profondes de ces hommes et femmes de la cour impériale sont les mêmes que les nôtres, à mille ans de distance et dans une culture qui nous est pourtant singulièrement étrangère. On éprouve alors une acuité sans nulle autre pareille qui transcende la condition humaine. Les ressorts du monde des hommes nous sont enfin visibles. 

Entrer dans la culture japonaise par Le Dit du Genji, le plus précieux, et de loin, de tous les trésors du Japon (dixit  le poète et homme d’Etat japonais : Ichijô Kanéyoshi), c’est comme commencer l’alpinisme par l’Everest. Le plus haut sommet du monde de la littérature demande des efforts, de la concentration, de l’attention et de la réflexion mais sa lecture ouvre à la découverte du plus magnifique des paysages littéraires : celui de l’âme humaine. Et ce paysage, vu du toit du monde, ouvre une infinité de perspectives. 

Bien sûr, comme pour l’alpinisme, il faut une certaine condition sportive, un entrainement qui passe par la lecture de quelques chefs d’œuvres de la littérature, une ouverture d’esprit envers la poésie, une sensibilité à la musique du monde, à l’Art…, en bref un raffinement qui peut sembler aussi difficile à obtenir que la condition physique des sportifs de haut niveau.  Ici, être un esprit curieux et sensible, ouvert à de nouvelles expériences, ne suffit pas. Il faut bien plus. Il faut voyager dans les œuvres littéraires du monde. Celles d’Europe certes, mais aussi celles d’Asie, d’Afrique, d’Amérique, du Moyen-Orient. Il faut accepter que la littérature française, si belle soit-elle, n’est pas tout. Que le monde ne tourne pas autour d’elle. Il faut accomplir sa propre révolution galiléenne et changer de perspective pour enfin acquérir une véritable culture humaniste qui aille  bien au delà des sempiternels Montaigne, Descartes ou Hugo (notre sommet à nous de la littérature). 

Du haut du Dit du Genji, mille ans de littérature nous contemple.
   
Ça vaut bien tous les cadeaux de Noël non?  


Retrouvez Le dit du Genji, de Murasaki Shikibu, traduit par René Sieffert, sous 2 formats différents :
Un livre d’art, Illustré par la peinture traditionnelle japonaise du XIIe au XVIIe siècle - coffret 3 volumes
Un roman en 2 volumes
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