John, celui qui partagea la campagne de Dido 6/6
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Nous ne savons rien de lui! En dehors du fait qu’il occupait un poste d'intendant et devint son époux en 1794 puis qu’il lui fit 3 enfants. Nous n’avons ni portrait ni fait d’arme que l’on puisse raconter à son sujet. Nous ne savons pas s'il était beau ou laid. Eduqué ou non. Nous supposons qu'il menait cette vie simple d’un gentleman farmer que recherchait Dido pour elle même. Une vie éloignée des intrigues politiques et des ambitieux personnages qu’avait toujours côtoyé son illustre famille : à commencer par son père, l’amiral John Lindsay et son oncle qui l’avait élevée, William Murray, le Lord Chief of Justice.  

La colère et la mélancolie  
Sa colère était partie. Mais son univers s’était délité. Son oncle, elle le comprenait au fond d’elle, n’avait pas pu agir autrement. Le temps n’était pas encore venu pour que  contre son oncle et ceux qui avaient choisi avait la place à un sentiment inconnu d’elle.  

Le choix de Hampstead Heath  
John Davinier, son mari, avait l’immense mérite, à ses yeux, de l’aimer sans considération pour sa couleur de peau, ni honte de celle-ci. Il ne l’avait pas épousé pour la renommée de sa famille et ses puissants réseaux. Il n’était q’un simple sujet de sa majesté sans autre ambition que de faire correctement son travail d’intendant, d’être un bon mari et un bon père pour leurs 3 fils.  

Avec lui, elle n’était plus cette chose étrange qui flottait entre de multiples mondes sans pouvoir s’ancrer dans l’un d’eux. Ni négresse authentique, ni véritablement blanche, bien que de sang aristocrate et disposant d’une rente et d’une éducation comme nulle fille du peuple n’osait en rêver, elle n’était qu’une domestique améliorée. Petite fille, elle avait vu un Etat se plier à la volonté de son oncle qui souhaitait qu’elle puisse marcher librement en Angleterre. Adulte, elle avait vu le même oncle, au nom de considérations politiques et économiques, juger les esclaves comme de simples marchandises. Ses croyances sur les valeurs humaines et civilisatrices qu’on lui avait inculqué, avaient sombré avec l’affaire du Zong tandis que la déception et la colère montaient dans son coeur. 

Décidément, ce monde des hommes mettant au fer d’autres hommes pour du sucre de canne et du coton ne pouvait être le sien. Nul part ici-bas elle n’arrivait à se sentir à sa place. Sauf à Hampstead Heath. Ce petit territoire vallonné de quelques 300 hectares, situé dans les hauteurs de Londres et jouxtant Kenwood House, la maison de son oncle était son havre de paix. Composé de forêts, de chaines d’étangs, de landes, Hampstead Health abritait et abrite aujourd’hui encore,  toute une faune et flore variées qui font de son paysage une véritable splendeur. Une campagne à la fois naturelle et travaillée par le long labeur de générations de fermiers. Et John Davinier était l’un d’eux. Il contribuait à faire de Hampstead Health ce lieu qu’elle aimait plus que tout. Il lui était facile de l’aimer. D’oublier à travers lui sa déception envers le genre humain. 

Aussi, Hampstead Heath était devenu son pays, son univers.

Et si nous savons exactement à quoi il ressemblait à son époque c’est parce que c’était aussi l’univers de John Constable (1776 -1837), son contemporain, qui en immortalisa la beauté dans des toiles qui feront de lui l’un des plus importants peintres paysagistes d’Europe. 
Peut-être eurent-ils la chance de se croiser lors de leurs promenades quotidiennes? Nul ne peut vraiment le dire. Mais ils partageait un amour semblable pour cette partie de l’Angleterre qui donnera vie aux plus belles histoires et mythes modernes. C’est ici qu’Alice partie à la recherche du lapin blanc. C’est cette campagne là qui servi de décor à la Comté du Seigneur des Anneaux de Tolkien.

Hampstead Heath était un rêve devenu réel.   

La vision de John Constable  
Il est temps de regarder un peu le tableau qui nous sert d’illustration. 

Il a été peint par Constable en 1816 pour le Major General Francis Slater Rebow. Nous y voyons un espace verdoyant qui occupe un peu plus de la moitié inférieure du tableau. Le ciel, si important dans l’oeuvre de Constable, en occupe l’autre moitié. Ce sont un ciel et une campagne typiques de l’Angleterre de la fin du 18ème siècle. Un ciel nuageux et bleu tout à la fois, capable de passer du soleil à la pluie en un instant. Une campagne verdoyante et vallonnée, découpée ici par des barrières et là par des étangs dans lequel on peut pêcher. C’est d’ailleurs ce que font deux pêcheurs dans la barque sur la droite. Nous apercevons au fond, toujours à droite, les silhouettes de ceux qui relèvent le filet avec des enfants à leurs cotés. Au centre du tableau, on aperçoit une demeure seigneuriale en grès rose ainsi que son reflet dans l’étang. Tout au fond à gauche, juste après le pont qui semble mener à la demeure seigneuriale, deux femmes sont sur un véhicule poussé par un âne et s’éloignent de la demeure. Au fond, derrière les bois, on aperçoit des maisonnettes paysanne. Mais au premier plan c’est d’abord les vaches et les cygnes que l’on voit. La nature. Dans ce qu’elle a de plus naturelle mais aussi de maitrisée par l’homme. Les arbres, plantés par l’homme, sont protégés à leur base. L’écoulement des eaux de l’étang est maitrisé par des ouvrages architecturaux qui se fondent dans la nature. 

Il y a là, dans cette toile de Constable, un équilibre parfait entre la nature et le monde des hommes.  

Les révolutions de l'art du paysage  
Le paysage de Constable n’est pas une figure allégorique comme le montrent les peintres depuis le moyen-âge. C’est la réalité que Constable voit devant ses yeux. Elle est d’abord là sa révolution. Le paysage qu’il peint est un paysage réel. Il est, pour le dire avec des mots modernes, une photographie de ce que ses yeux voient. 

Ensuite, il y a la manière dont il le peint. Car jamais avant lui, les artistes n’avaient osé montrer ainsi un paysage sans fioriture. Un paysage pour lui même. Il n'est qu'un arrière plan d'un discours ou une démonstration sur l'homme ou sur Dieu. Mais si le sujet de son tableau est précisément ce qu’il voit, il le peint en s’extirpant des règles que suivent les grands peintres de son époque. Et de l’une précisément : le trait du pinceau doit être invisible. Le fini doit être le plus « réaliste » possible. 

Pas de cela dans la peinture de Constable. Paradoxalement, plus il s’engage dans la voie de la représentation du réel devant ses yeux, plus son trait est marqué et visible, plus les marques de ses pinceaux apparaissent évidentes sur la toile. Plus, techniquement, sa peinture s’éloigne du réalisme en vigueur chez ses collègues.  

L'impesto de Constable  
C’est sa seconde révolution. Le fini « parfait » des peintures lisses et vernies aux traits invisibles n’est plus de mise chez lui. Il ouvre la voie de l’Impesto. D’origine italienne, ce mot que l’on peut traduire en français par « empâtement », fait référence en peinture à une technique qui consiste à utiliser une pâte épaisse que l’artiste travaille sur la toile. Créant ainsi une texture qui en donnant du relief à certains éléments, accroche la lumière naturelle et forme aussi des zones d’ombres variables selon selon l’angle de vue et l’heure. 

Les ciels de Constable peuvent ainsi jouer de la lumière changeante sur la toile. A l’air libre, son impesto reproduit à la perfection les humeurs du ciel anglais. Sa « neige », ses traits de pinceaux de blanc pur dont se moquent tant ses collègues, rend à merveille le scintillement du soleil sur l’eau et dans les arbres. Ils permettent de découvrir une vérité nouvelle. On entend presque le bruissement du vent dans ses arbres et le clapotis de l’eau s’écoulant des barrages et qu’il peint. Ses scènes de la vie campagnarde, prises sur le vif par les traits « grossiers » et « barbares » de ses pinceaux, sont plus vivantes que celles au rendu réaliste de ses collègues. Son coup de pinceau brut, ses sujets naturels aux couleurs vibrantes, sont une révolution qui font de lui un précurseur de l’impressionnisme.  

Delacroix, Géricault, Corot…, les grands peintres d’Europe continentale, ne s’y tromperont pas en voyant ses peintures. Il faudra plus longtemps aux anglais pour comprendre et accepter son génie puis faire de lui l’immense peintre qu’il est devenu. Ses conférences sur l’histoire de la peinture de paysage, faites à la fin de sa vie, contribueront à son image de maitre apprécié et applaudi par tous à l’Académie Royale. Lui qui pourtant ne sortit jamais de sa chère campagne anglaise était devenu un grand parmi les grands. Il meurt en 1837 et sera enterré dans le cimetière de St John de Hampstead. 

L'apport de Dido Elizabeth Belle  
Celui là même où est enterré Dido Elizabeth, morte 33 ans plus tôt en 1804. Elle aussi avait choisi de faire d’Hampstead Heath son unique patrie.   
Elle aussi avait dû apprendre à se libérer de son verni d’aristocrate pour trouver sa vérité. Qu'était-elle vraiment? Une noire? Une blanche? Une femme certes mais quel type de femme? Une femme libre? Une domestique? Une aristocrate? De quelque côté qu'elle se tournait, elle devait faire face à d'importantes contraintes sociales qui ne lui laissait que peu de possibilités d'être elle même. De savoir qui elle était vraiment… Sauf avec John qui avait su l’aimer pour elle même. 
  
Son impact sur la société anglaise avait été comparable à celui de ces petites pierres qui en tombant sont à l'origine des avalanches. Elle avait, par sa seule présence, libéré le sol anglais de l’esclavage. Son rôle n’était pas sans rappeler celui d’une Simonetta Vespucci à la Cour de Laurent de Médicis. Grâce à elle, la perspective de ceux capables d'influer sur le monde avait changé et cela avait suffit à créer un monde nouveau. Mais de son vivant, ce monde nouveau n'avait en rien changé la condition des esclaves. 

212 ans après sa mort, elle restait relativement méconnue en dehors de l'Angleterre. Dans la belle demeure de Kenwood House, devenue aujourd’hui un musée, on peut voir, dans les plus belles pièces de la maison, des oeuvres majeures de la peinture européenne et anglaise : des Rembrandt, des Vermeer, des Turner, des Van Dyck, des Gainsborough, des Constable… Ils trônent dans des cadres d'apparats et font l'admiration du public. Tandis que la copie du tableau si exceptionnel et mystérieux de Dido et sa cousine Elisabeth est quand à lui exposé, bien seul, dans l'ancienne salle des domestiques, qui sert d’espace de jeux pour enfants quand leurs parents visitent le musée. 

Une pièce de théâtre et un film racontent le parcours de Dido Elizabeth Belle, cette jeune mulâtresse qui vécu la jeunesse d'une aristocrate et entraina la fin de l'esclavage sur le sol anglais. 

On retrouve la trace du dernier descendant de Dido Belle, mort sans enfant en 1975, en… Afrique du Sud. C’était un afrikaner, un de ces blancs qui souhaitaient le maintien de l’apartheid au nom de la suprématie des blancs. 

Ainsi va la vie. 

Vous pouvez voir le tableau en entier ici

Pour la petite histoire j'ai choisi ce tableau de Constable bien qu'il ne représente pas Hampstead mais le Colchester dans le conté d'Essex. Pourquoi? Parce qu'il était beau, qu'il me plaisait et que c'est exactement ainsi que se présente aujourd'hui Hampstead. Comme un dernier pied de nez fait à Dido. :-) 
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